Que dit l’étiquette?
Stefanie Duguay a d’abord analysé en profondeur la conception de Tinder, s’intéressant à la mécanique imaginée par les développeurs pour guider les utilisateurs en fonction de l’usage prévu. Elle a ensuite parcouru des dizaines d’articles sur des gens qui utilisent l’appli à d’autres fins que les rencontres sociales, amoureuses ou sexuelles. En dernier lieu, elle a mené des entrevues de fond auprès de quatre utilisateurs « non conformes ».
Le premier se servait de son profil pour une campagne antitabac; le deuxième, pour une campagne contre le trafic sexuel;le troisième, pour promouvoir des produits de santé; et le quatrième, pour soutenir le sénateur américain Bernie Sanders dans sa course à l’investiture démocrate en 2016. La chercheuse a ensuite comparé et mis en opposition ces différentes utilisations non conformes.
« J’ai découvert que souvent, l’usage prévu de Tinder – les rencontres éphémères – servait d’inspiration ou de complément à la campagne menée par les utilisateurs non conformes, indique la professeure Duguay. Ils intégraient un élément de séduction, ou exploitaient la perception générale de Tinder en tant qu’espace numérique pour des échanges intimes. »
La chercheuse ajoute que de nombreux utilisateurs se servant de l’appli pour son usage prévu se fâchaient lorsqu’ils découvraient les vraies intentions des utilisateurs non conformes. « Cela montre que l’usage non conforme peut avoir un effet quelque peu perturbateur sur la plateforme. Bien sûr, cela dépend de la vision plus ou moins étroite que les gens ont de l’application. »
Un écosystème en mutation
Stefanie Duguay était également curieuse de voir la réaction de Tinder devant ce type d’appropriation. Au fil de ses recherches, elle a observé que le phénomène inquiétait seulement l’entreprise lorsqu’il devenait fréquent.
Les robots pourrielleurs, par exemple, ont constitué un problème sérieux peu après le lancement de l’appli. La professeure Duguay note que Tinder a rapidement réagi à cette vague d’emplois non conformes – souvent caractérisée par de l’hameçonnage pour des numéros de carte de crédit – en établissant des limites quotidiennes de balayages et des boutons « Bloquer et signaler ».
« Or, ces mesures ont aussi eu comme effet de compliquer l’usage de l’appli pour la vente de produits ou la diffusion de campagnes, ajoute-t-elle. Si elles permettent de se débarrasser de quantités massives de pourriels, elles freinent en revanche l’innovation et la créativité. »
Quand on fait de la vente en réseau par cooptation à but lucratif, on peut se soustraire à la limite de balayages en payant pour un compte assorti d’avantages. Mais ces obstacles peuvent finir par bâillonner les utilisateurs menant des campagnes sans but lucratif, souligne Stefanie Duguay.
Tinder a fini par adopter certaines utilisations non conformes, se lançant par exemple dans l’arène politique avec la fonction Swipe the Vote. Les campagnes non officielles doivent par contre obtenir l’autorisation spécifique de la plateforme pour y promouvoir leur cause ou leur produit.
Esprit ouvert sur les rencontres éphémères
Selon la chercheuse, les conversations impliquant Tinder ne sont généralement pas prises très au sérieux, l’appli étant associée à la culture des rencontres éphémères. Or, cette attitude occulte une réalité plus vaste.
« Le sexe et les rencontres amoureuses sont des activités très importantes dans notre société. Mais je voyais aussi cette autre gamme d’activités sur Tinder. Les plateformes de ce type sont davantage comme des écosystèmes. Quand les gens les utilisent à d’autres fins que celles pour lesquelles elles ont été conçues, elles peuvent adapter leurs directives et fonctionnalités et exercer ainsi un grand effet sur les utilisateurs. »
Le fait de permettre des usages non conformes donne à des applications comme Tinder la possibilité de proposer non seulement des rencontres sociales et sexuelles enrichissantes, mais aussi une participation politique ou financière ainsi que d’autres actions plus vastes pour le bien commun.
Consultez l’étude citée : You can’t use an app for that: Exploring off-label use through an investigation of Tinder. »