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Trancher le noeud gordien

Un chercheur de l'Université Concordia fait le point sur un important projet de recherche concernant la rénovation du complexe de l'échangeur Turcot
May 4, 2012
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By Patrice-Hans Perrier

Source: Concordia University Magazine

Le complexe de l’échangeur Turcot a été construit à Montréal en 1967, durant l’Expo 67, et constitue l’un des plus gros ouvrages de ce type au Canada. Plus de 280 000 véhicules empruntent chaque jour cette infrastructure qui relie trois autoroutes permettant de traverser la métropole du nord au sud et d’ouest en est.

Mais cette immense cathédrale de béton armé est en train de tomber en ruine, ce qui a convaincu le ministère des Transports du Québec (MTQ), en juin 2007, d’opter pour sa démolition et sa reconstruction à grands frais.

Un modèle désuet
Nous nous sommes entretenus avec Pierre Gauthier, professeur agrégé au Département de géographie, d’urbanisme et d’environnement de l’Université Concordia. Le professeur Gauthier a entrepris, avec une équipe de collègues et avec l’aide de l’architecte Pierre Brisset — agissant comme consultant principal –, de revisiter les tenants et les aboutissants du plus gros projet de rénovation d’infrastructures routières jamais entrepris au Québec. Le fruit de cette laborieuse collaboration a été baptisé Turcot 375 (cherchez « Turcot 375 film » sur YouTube), puisque c’est autour de 2017 que les travaux prévus de réfection du complexe devraient être terminés, alors que sera célébré le 375e anniversaire de fondation de la Ville de Montréal.

Notre interlocuteur estime que les autorités gouvernementales ne semblent pas vouloir remettre en question un modèle de développement hérité des années 1930 et qui a connu son apogée durant le boum économique d’après la Seconde Guerre mondiale. « L’automobile devenant le mode de transport privilégié, la ville a donc été soumise à ce nouvel axiome.

Pierre Gauthier, professeur agrégé au Département de géographie, d’urbanisme et d’environnement de l’Université Concordia, sous l'echangeur Turcot, l'enchevêtrement d'autoroutes aérienne de Montréal.
Pierre Gauthier, professeur agrégé au Département de géographie, d’urbanisme et d’environnement de l’Université Concordia, sous l'echangeur Turcot, l'enchevêtrement d'autoroutes aérienne de Montréal. | Photo : Christian Fleury.

On a construit des autoroutes permettant de partir des banlieues à faible densité pour aller travailler vers les centres-villes », précise-t-il.

Nous connaissons, désormais, les coûts environnementaux, sur la santé humaine et même économiques qui sont associés à ce type de développement « tout à l’auto ». Plusieurs études sur le trafic, telles que l’enquête origine-destination, démontrent clairement qu’un grand nombre de navetteurs — ceux qui se déplacent des banlieues ouest pour aller vers le centre-ville — contribue à engorger une partie du réseau. « Il s’agit d’une clientèle qui aurait avantage à se servir du transport par rail et qui pourrait laisser son automobile à des points de chute implantés de façon stratégique avant de poursuivre sa course vers le centre-ville. C’est ce que les experts qualifient de transfert modal », ajoute-t-il.

Dommages collatéraux

Faisant écho aux préoccupations de Pierre Gauthier, le nouveau Plan métropolitain d’aménagement et de développement (PMAD — un document issu d’une réflexion de longue haleine menée par la Communauté métropolitaine de Montréal en 2009-2010) souligne que le nombre de véhicules a crû de 10 % entre 2003 et 2008 sur le territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal. Pendant cette même période, la ville a connu une  augmentation de 6 % du nombre de ménages  et 27 % des distances parcourues en véhicule durant la période de pointe du matin étaient, depuis 2003, faites en situation de congestion. 

Illustration du plan proposé par M. Gauthier. Auteurs : Pierre Brisset et Pierre Gauthier; modélisation : David Chedore.
Illustration du plan proposé par M. Gauthier. Auteurs : Pierre Brisset et Pierre Gauthier; modélisation : David Chedore.

Il y aurait lieu, toujours selon le principal intéressé, de pro-fiter des travaux de réfection du complexe pour « réaliser un transfert modal en augmentant substantiellement la fréquence du service sur les lignes de transport en commun existantes ». Par ailleurs, les études menées par l’équipe du professeur Gauthier ont clairement démontré qu’un grand nombre d’utilisateurs du complexe Turcot provient des quartiers limitrophes : Côte-Saint-Paul, Verdun, LaSalle et aussi Notre-Dame-de-Grâce. « Ce n’est pas la fonction d’une autoroute de servir de voie express pour des conducteurs qui n’effectueront que deux ou trois kilomètres entre leur quartier et le centre des affaires », précise M. Gauthier.

Il ajoute que « le fait que des utilisateurs provenant de ces quartiers attenants empruntent cette infrastructure crée un achalandage indésirable et a des répercussions sur d’autres utilisateurs obligés, incluant ceux provenant des banlieues plus éloignées ou les camionneurs qui, eux, doivent à tout prix passer par l’autoroute A-15 pour traverser la ville du nord au sud ».

Changement de paradigme
L’équipe du projet Turcot 375 a présenté au MTQ l’importance cruciale de déterminer à quels utilisateurs s’adressent les différentes autoroutes, et de trouver une solution de transport permettant de faire sortir du réseau les utilisateurs qui n’auraient jamais dû s’y trouver. Cette approche concerne aussi les navetteurs qui profiteraient d’une nouvelle offre en matière de transport en commun afin de réduire leurs dépenses en transport solo et contribuer, du même coup, à diminuer la perturbation indésirable du trafic sur le complexe Turcot.

Illustration du plan proposé par M. Gauthier. Auteurs : Pierre Brisset et Pierre Gauthier; modélisation : David Chedore.
Illustration du plan proposé par M. Gauthier. Auteurs : Pierre Brisset et Pierre Gauthier; modélisation : David Chedore.

Le PMAD préconise de développer à plus haute densité le long des axes de transport en commun par rail (s’inspirant du modèle américain du Transit oriented development — TOD), approche qui pourrait être accompagnée de politiques de revitalisation des quartiers centraux. Ce transfert modal (où les conducteurs d’auto solo deviennent usagers du transport en commun) permettrait donc de revitaliser les quartiers visés, incluant les friches industrielles qui s’y trouvent. Les études menées par le professeur Gauthier et son équipe ont justement défini la cour de triage Turcot et le secteur Cabot, dans le quartier Côte-Saint-Paul, comme friches industrielles qui pourraient être reconverties en espaces pour le développement immobilier ou l’aménagement d’aires de verdure.

Le nerf de la guerre

Regrettant que « le gouvernement du Québec ait refusé de concéder qu’il s’agissait d’un dossier s’inscrivant dans une problématique à plus grande échelle », Pierre Gauthier estime qu’il y a là un problème de gouvernance puisqu’il n’y aurait pas de discussions en amont entre les partenaires afin d’engager Montréal et le reste du Québec dans une réelle politique de développement durable. Dans un contexte où il faudra bien que les citoyens changent leurs habitudes de vie, « il est de la plus haute importance que des mécanismes d’arbitrage soient mis en place afin de permettre aux citoyens de s’impliquer à la mesure de leurs moyens et responsabilités ». En d’autres termes, il faudra bien déterminer quelles seront les mesures coercitives ou incitatives à mettre en branle pour réaliser ce transfert modal.

Voir la réalité en face
M. Gauthier pense que « le gouvernement du Québec vient de manquer une occasion en OR qui aurait pu engager la province sur la voie du développement durable et, chemin faisant, nous permettre d’améliorer notre bilan environnemental et de relancer les centres industriels de production de matériel ferroviaire ».

Illustration du plan proposé par M. Gauthier. Auteurs : Pierre Brisset et Pierre Gauthier; modélisation : David Chedore.
Illustration du plan proposé par M. Gauthier. Auteurs : Pierre Brisset et Pierre Gauthier; modélisation : David Chedore.

Là où le bât blesse, c’est justement lorsque le MTQ envisage d’augmenter les capacités autoroutières, alors qu’il faudrait plutôt les faire diminuer de façon tangible. C’est ici que la théorie du « trafic induit » prend toute son importance. « Le MTQ considère qu’il faudrait élargir l’autoroute Ville-Marie (A-720) afin de prévenir le refoulement aux sorties, poursuit-il. Il propose donc d’ajouter des voies ou d’élargir celles existantes pour absorber ce refoulement aux extrémités. Pourtant, nos études démontrent que le réseau artériel (les rues principales) local ne sera pas en mesure d’absorber davantage de trafic, puisque le point critique a été atteint à certaines intersections. »


En outre, la théorie du « trafic induit » démontre qu’une fois la congestion résorbée sur les autoroutes urbaines rénovées, les citadins iront s’établir dans des banlieues toujours plus éloignées. Ce phénomène pourrait se traduire par un effet boomerang désastreux : l’augmentation de la conurbation fera grossir le trafic en direction du centre-ville et engendrera une nouvelle congestion.

Se donner les moyens de ses ambitions…

À chaque fois que des travaux routiers d’importance se sont déroulés à Montréal dans le passé, les autorités ont été obligées de mettre en place des mesures temporaires qui ont changé les habitudes de déplacement des citoyens. Et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, les automobilistes qui étaient obligés d’utiliser les moyens de transport en commun durant les travaux les ont adoptés par la suite.

Illustration du plan proposé par M. Gauthier. Auteurs : Pierre Brisset et Pierre Gauthier; modélisation : David Chedore.
Illustration du plan proposé par M. Gauthier. Auteurs : Pierre Brisset et Pierre Gauthier; modélisation : David Chedore.

C’est ce qui amène Pierre Gauthier à défendre l’approche du transfert modal, en particulier sur l’autoroute Ville-Marie (A-720), qui pourrait être transformée en boulevard urbain doté d’une rame de tramway ou de corridors pour des autobus en site propre. Il croit même qu’il faudrait « développer des politiques qui rendront moins attrayante l’utilisation de l’auto solo. »

…ou rater le train

Contre toute attente, il est clair que le MTQ a plutôt opté pour une augmentation du trafic automobile, tout en concédant quelques tracés d’autobus circulant en site propre ainsi qu’une emprise pour un hypothétique tramway, qui n’est qu’une chimère dans l’état actuel du projet. Pierre Gauthier s’inquiète du fait que les autorités gouvernementales vont investir plus de trois milliards de dollars dans une infrastructure surdimensionnée pour, après coup, penser à réduire l’affluence automobile.

Et, en considérant l’option du MTQ de faire reposer une portion substantielle des bretelles d’autoroutes qui passent par Turcot sur des talus — en lieu et place de piliers d’acier ou de béton —, il est à craindre qu’une véritable « muraille de Chine » vienne enclaver irrémédiablement plusieurs quartiers qui furent le berceau des classes ouvrières montréalaises. D’ici le printemps 2012, un projet définitif pourrait bien être rendu public et il sera difficile à ce moment de faire marche arrière. Un dossier qui risque de faire parler de lui dans les mois qui suivront… 

Patrice-Hans Perrier, BA 1990, est journaliste à Montréal.



Craig Townsend
Professeur agrégé au Département de géographie, d’urbanisme et d’environnement, Craig Townsend a participé aux échanges sur le projet de reconstruction Turcot. Il estime que ce projet de « planification abusive » nécessitera des investissements qui de-vront être remboursés par deux générations de contribuables. Il ne comprend pas que Montréal ne prenne pas exemple sur la Ville de Vancouver, qui a refusé qu’une autoroute vienne défigurer son centre-ville. Hormis la concertation au sein des populations résidant à proximité du complexe Turcot, le professeur Townsend constate que le débat n’a pas pris une ampleur régionale.

Dans un contexte de crise du maintien des infrastructures routières de la région montréalaise, il s’interroge à propos des sources de financement. « Où allons-nous trouver les subsides pour un tel projet? », demande Craig Townsend. Il montre du doigt le pont de l’autoroute 25, financé en mode PPP (partenariat public-privé, pour lequel les automobilistes doivent consentir un droit de passage). « Les infrastructures routières doivent-elles devenir des génératrices de profits pour le secteur privé ou plutôt être repensées en fonction d’un réel déve-loppement durable? », conclut-il.

Pierre Brisset
L’architecte Pierre Brisset s’est joint à l’équipe du professeur Gauthier afin de proposer des solutions viables en termes de réorganisation des fonctions du complexe Turcot. Il souligne que l’autoroute Transcanadienne avait été conçue, à l’origine, pour emprunter le corridor de l’autoroute Décarie (A-15) et venir poursuivre sa course dans l’autoroute Ville-Marie (A-720), qui n’a jamais été achevée. D’où le nombre élevé de bretelles (une douzaine) empruntant l’échangeur Turcot, une infrastructure nettement disproportionnée qui contribue à détruire la trame urbaine environnante.

L’architecte visionnaire considère que l’on devrait éliminer l’énorme bretelle qui avait été construite pour relier l’autoroute Transcanadienne à l’A-720, ce qui permettrait de réduire l’emprise au sol de l’échangeur Turcot. Il propose aussi de faire transiter les poids lourds par l’autoroute 13 pour relier la Rive-Sud en empruntant le pont Mercier. Voilà qui aiderait à désengorger le trafic de l’autoroute Décarie.

Les travaux de Pierre Gauthier sur le complexe Turcot sont financés en partie dans le cadre du projet
Les méga-projets au services des communautés, subventionné par le programme Alliance de recherche universités-communautés du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

 


 



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