Richenda Grazette est la Coordonnatrice: financement, communications, et évaluation Coordinator, Community Leadership & Capacity au centre de la transformation sociale SHIFT. Richenda travaille à la création de possibilités de subventions novatrices et accessibles pour des projets de transformation sociale à Concordia et à Montréal. Elle dirige également les processus de sélection participatifs qui sont essentiels à la création d'un pouvoir partagé, en donnant aux membres de la communauté le leadership dans les décisions de financement. Avant SHIFT, elle a passé une dizaine d'années dans les secteurs à but non lucratif et philanthropique de Montréal.
Au revoir, DEI : vers une refonte culturelle plutôt que des ateliers
par Maureen Adegbidi et Richenda Grazette

Au cours des cinq dernières années, les institutions canadiennes (y compris les organismes sans but lucratif et philanthropiques) ont largement axé leurs initiatives en matière de « diversité, d’équité et d’inclusion » (et parfois de « justice ») sur l’amélioration des moyens d’intégrer et de retenir les personnes marginalisées dans les milieux de travail. Elles proposent ainsi des ateliers sur les pratiques d’embauche, sur ce que les « personnes au pouvoir peuvent apprendre » en travaillant avec différentes communautés et sur les moyens d’assumer ses responsabilités, ou encore des groupes de travail sur la pensée décoloniale et la rédaction de meilleures politiques. Il s’agit là d’initiatives louables et précieuses visant à créer un milieu de travail et un monde meilleurs, mais lorsque l’on dresse le bilan des résultats concrets de ces initiatives de DEI depuis la fin des années 2010, on constate que la situation est restée relativement inchangée, à l’exception peut-être d’une légère augmentation de la diversité au sein des entreprises et des institutions. Cependant, ces dernières continuent de faire face à des charges de travail insoutenables, à des problèmes de rétention et à l’insatisfaction de leur personnel. Concrètement, en quoi notre situation s’est-elle améliorée? Dans quelle mesure avons-nous réellement réussi à mettre en œuvre les principes fondamentaux d’« équité et d’inclusion »? Ou bien sommes-nous seulement devenus diversifiés en apparence?
Concrètement, en quoi notre situation s’est-elle améliorée? Ou bien sommes-nous seulement devenus diversifiés en apparence?
Les initiatives de DEI, désormais courantes, s’intègrent plus ou moins harmonieusement dans le fonctionnement normal d’une entreprise ou d’une institution et ne représentent donc pas la meilleure voie pour un changement significatif. Dans cet article, nous cherchons à critiquer ces initiatives en adoptant un point de vue anticapitaliste et de gauche, en avançant que les initiatives de DEI classiques ne constituent pas la meilleure solution pour un changement significatif. Au lieu de cela, nous devons toutes et tous encourager nos lieux de travail à tenir compte du contexte dans lequel évoluent les employé·e·s, à composer avec la gêne occasionnée par une restructuration organisationnelle importante et à tenir des conversations difficiles.
Ne m’invitez pas à prendre un café : des mouvements populaires à la professionnalisation
Maureen : Récemment, sur Instagram, je suis tombée sur une publication de NOM critiquant une nouvelle tendance en ligne selon laquelle la meilleure façon de « montrer son soutien » à la Palestine serait de faire un travail sur soi-même. La publication mentionnait également le mouvement Black Lives Matter qui a marqué l’été 2020 et expliquait comment ce qui était au départ une conversation constructive sur la redistribution des ressources et les violences policières a rapidement été récupéré par la classe dirigeante : au lieu de s’attaquer aux conditions systémiques et matérielles des employé·e·s racisé·e·s (et donc de leurs employé·e·s en général), les organisations se sont lancées dans un exercice d’autoflagellation individualisé.
Je me souviens de ma frustration cet été-là face à l’approche individualisée que les gens adoptaient en matière de justice : j’ai commencé à recevoir de nombreux messages textes de la part d’ami·e·s et de connaissances qui s’excusaient pour le racisme ou l’ignorance dont ils et elles pensaient avoir fait preuve dans le passé et qui promettaient de s’informer davantage. Dans certains cas, j’ai trouvé cette démarche louable, car elle semblait sincère et qu’il était peut-être nécessaire que les personnes concernées se renseignent et s’engagent davantage. Mais de façon générale, je ressentais une certaine exaspération. Pendant la majorité de ma vie, j’ai fait partie de la classe moyenne, et je comprends suffisamment ma position sociale pour savoir qu’elle me protège dans une large mesure du sort réservé à des personnes comme George Floyd ou, pour prendre un exemple plus proche de chez moi, Nicholas Gibbs, tous deux issus de milieux défavorisés ou ouvriers. Ça ne veut pas dire que les personnes racisées qui ne sont pas issues de la classe ouvrière ne sont pas victimes de racisme. Tout le monde peut en faire l’expérience, comme ça a été mon cas. Ce que je veux dire, c’est que même si j’ai un lien particulier avec la question des violences policières parce que je suis noire, ou que je m’engage dans ce combat, je ne fais pas partie des personnes les plus exposées à ces violences ni des plus démunies. Au risque de paraître brusque, j’ai eu l’impression qu’on disait : « Si vous voulez montrer aux gens que le meurtre de George Floyd vous touche, trouvez la personne noire (de classe moyenne) la plus proche de vous pour lui présenter vos excuses ». Je considère que cette dynamique de 2020 est comparable à celle qui caractérise actuellement la DEI. Des milliers de programmes, d’ateliers, de conférences et de webinaires Zoom ont été organisés après la mort de George Floyd. Combien de ces initiatives ont ciblé les problèmes auxquels une personne comme lui était confrontée? Et combien d’entre elles ont ciblé les problèmes (supposés) auxquels sont confrontées des personnes comme moi? Même avec cette attention accrue portée à la suprématie blanche dans ce que les institutions de la classe moyenne ont décidé d’appeler la culture suprémaciste blanche de notre époque, il n’y a eu aucun changement réel dans l’accès des travailleuses et travailleurs noirs aux congés maladie, à des salaires plus élevés ou aux vacances, ce qui signifie que leur situation n’a pas changé. Nous savons que les violences policières n’ont pas disparu non plus (en fait, elles ont même augmenté aux États-Unis). En examinant la question sous cet angle, à quoi ces initiatives ont-elles servi exactement? Cette citation souvent reprise d’Angela Davis reste d’actualité :
« J’ai du mal à accepter la diversité comme synonyme de justice. La diversité est une stratégie d’entreprise. C’est une stratégie conçue pour garantir que l’institution fonctionne toujours de la même manière, à l’exception près qu’il y a désormais quelques visages noirs et bruns. C’est une différence qui ne change rien. »
Les politiques ne suffisent pas
Prenons cet article de Sherlyn Assam, récemment publié dans The Philanthropist, qui cite des recherches montrant que le recrutement de femmes à des postes de direction peut contribuer à l’inclusion, mais ne transforme pas fondamentalement une organisation. Dans son article, Sherlyn Assam explique que les changements apportés à nos méthodes de travail ont potentiellement plus de poids que le simple fait de recruter des femmes dans l’organisation ou de leur confier des postes de direction. Les pratiques d’embauche symboliques comme celles-ci restent des pratiques opportunistes : il est facile d’embaucher une femme (en particulier une femme de couleur) pour pourvoir un poste de direction et d’espérer que sa simple présence ouvrira la voie à un nouvel avenir. Mais les politiques et les pratiques d’embauche ne suffisent malheureusement pas et sont, une fois de plus, représentatives de la mort du mouvement au profit du néolibéralisme et des intérêts de la classe professionnelle. En d’autres termes, plutôt que d’œuvrer pour la solidarité ou de transformer la culture de travail (ce qui suppose parfois de devoir assumer les conséquences d’une opposition aux institutions), nous considérons que l’ascension de certaines personnes au sein des structures existantes de ces institutions constitue un « pas suffisamment important » dans la lutte contre l’oppression.
Pensez aux politiques de diversité rédigées par votre organisation. Ou pensez aux formations, aux « énoncés de mission », aux « boîtes à outils », ou aux nombreuses affiches qui jonchent le paysage institutionnel. Comme l’explique Sarah Ahmed dans son livre On Being Included : Racism and Diversity in Institutional Life, lorsque le « document » (c’est-à-dire la boîte à outils ou la politique) « devient un fétiche », même le personnel travaillant sur la diversité à l’interne s’en détache (p. 87). Dans ces institutions, les documents deviennent une démonstration d’inclusion, servant de substitut pratique à l’action – un artefact de bonne volonté –, plutôt que d’entraîner un véritable changement interne. Ces documents restent souvent inachevés ou ne sont jamais mis en œuvre, mais on y fait néanmoins référence lorsque des questions sur les conditions de travail du personnel sont soulevées. Il est important de noter que le fait de considérer ces documents comme seuls garants des pratiques « réelles » au sein d’une organisation renforce la culture de suprématie blanche en milieu de travail. Comme le dit le Centre des organismes communautaires, « la sacrosainte parole écrite » efface les autres formes de relations et de connaissances, privant ainsi l’organisation d’informations précieuses et favorisant la concentration du pouvoir entre les mains de quelques personnes.
Richenda : J’ai récemment assisté à une conférence réunissant un grand nombre d’universitaires, au cours de laquelle les intervenant·e·s ont raconté leurs expériences – ou celles de leurs collègues racisé·e·s – quant aux nombreuses sollicitations qu’ils et elles reçoivent pour faire partie de comités de recrutement ou de sélection. Beaucoup des personnes concernées ont fini par refuser ces demandes, non seulement parce qu’elles n’avaient plus le temps, mais aussi parce qu’elles ne croyaient plus au changement et s’en désintéressaient de plus en plus.
Je constate deux problèmes ici. Premièrement, le fait de demander constamment aux personnes racisées (soit dit en passant, lorsque nous parlons de DEI, nous nous concentrons presque toujours sur la race et non sur les innombrables autres raisons pour lesquelles un lieu de travail peut faillir à ses obligations) de fournir un travail supplémentaire ne fait que renforcer les pratiques de façade et l’exploitation des travailleuses et travailleurs racisés.
Le deuxième problème, plus important encore, concerne la description du poste, le salaire proposé, les processus de recrutement et les critères recherchés chez les personnes candidates, et pas seulement le nombre insuffisant d’employé·e·s issu·e·s de minorités ethniques entre lesquels répartir le travail. Fondamentalement, les personnes blanches ayant une forte conscience politique et morale peuvent embaucher et embaucheront des personnes racisées si la culture de leur milieu de travail est ouverte à la différence. Les gens embaucheront des personnes issues de toutes les classes sociales si leur organisation n’exige pas de diplômes supérieurs ou de bons réseaux. Les personnes neurotypiques ou valides embaucheront des personnes handicapées ou neurodivergentes si leur lieu de travail est adaptable.
En général, les entreprises recrutent mieux lorsqu’elles ralentissent leur processus d’embauche. Lorsqu’elles s’ouvrent à des pratiques d’embauche axées sur l’humain, elles abordent le recrutement avec la volonté de voir chaque personne candidate réussir en lui fournissant des ressources et des adaptations, et en discutant honnêtement de leurs besoins réels pour le poste et de ce qu’elles sont prêtes à faire en matière de formation ou de « perfectionnement ».
Mais si un comité de recrutement recherche quelqu’un qui « correspond bien » à un milieu de travail profondément ancré dans la culture de la suprématie blanche (c’est-à-dire quelqu’un qui travaillera au « bon » rythme, utilisera le « bon » langage, aura un « bon » réseau, aura fait les « bonnes » études, évitera les conflits, etc.), alors le comité embauchera la personne qui répond à ces critères, quelles que soient ses intentions ou les politiques de diversité en vigueur.
Le piège des « documents » ne concerne pas uniquement les grandes institutions; les organisations et les milieux de travail de toutes tailles et de tous les secteurs ont besoin d’une refonte culturelle. Prenons l’exemple du secteur communautaire, connu pour son mode de gouvernance alternatif et ses politiques « progressistes ». Même dans ces organisations à but non lucratif, où il existe des politiques écrites, les pressions internes et les problèmes liés au travail demeurent les mêmes : surcharge de travail, épuisement professionnel, répartition inéquitable des tâches (souvent selon le genre ou la race). Bien que les institutions soient plus susceptibles d’adopter des approches vides et superficielles en matière de DEI que les organisations communautaires (d’autant plus que les institutions s’approprient les concepts et les approches de ces mêmes organisations), le fait que même celles qui ont les politiques les plus progressistes se heurtent à des obstacles similaires prouve que les politiques et les bonnes intentions ne sont pas des outils efficaces pour instaurer la justice sociale.

Le secteur de la DEI se concentre également, dans une large mesure, sur les structures propres au « pouvoir global » : il élabore des formations et des outils qui visent tous les types de pouvoir qui entrent dans l’organisation depuis l’extérieur. Si ces dynamiques de pouvoir et ces oppressions se manifestent effectivement au sein d’une organisation, le fait de se concentrer presque exclusivement sur elles occulte (voire efface complètement) les nombreux autres types de pouvoir qui perturbent et renforcent les dynamiques oppressives ou conflictuelles. Comme l’écrivent Delfina Vannucci et Richard Singer dans Come Hell or High Water : A Handbook on Collective Process Gone Awry, « on ne peut pas être contre le racisme, le sexisme et l’homophobie tout en restant indifférent aux innombrables autres formes de discrimination envers autrui ou en étant incapable de comprendre le point de vue ou l’expérience des autres » (p. 63).
Alors, que faire?
Les efforts en matière de DEI se sont intensifiés dans un contexte de crise aiguë et, en période de crise, nous cherchons toutes et tous désespérément des solutions. C’est peut-être pour cette raison qu’un si grand nombre de personnes ont fait de la DEI un concept fourre-tout, appliqué de multiples façons par divers consultant·e·s et cabinets aux qualifications et aux opinions politiques variées. Et cela sans même aborder les questions liées à la mise en œuvre, souvent négligée par les entreprises qui préfèrent les changements abstraits, symboliques et esthétiques aux changements structurels. L’idée selon laquelle la DEI nous sauvera des « ismes » est erronée : cette approche est trop absorbée par son propre complexe industriel complexe. Elle est également inadaptée, car les problèmes auxquels font face les employé·e·s, les organisations et le monde dans lequel nous vivons sont bien trop importants pour qu’elle puisse les résoudre. Les initiatives de DEI sont l’un des nombreux outils imparfaits dont nous disposons actuellement pour nous attaquer efficacement aux problèmes d’inégalité liés à de multiples facteurs en milieu de travail.
La DEI n’est qu’une petite pièce du casse-tête plus vaste qu’est la culture organisationnelle, en constantes évolution et croissance. Même si ces pièces semblent souvent être celles du bord (un point de départ qui peut s’avérer utile), sans la partie centrale, vaste et informe, nous sommes encore loin de pouvoir terminer le casse-tête. Considérer la DEI comme quelque chose de plus important que ce qu’elle est réellement ne peut que mener à la déception et à la frustration. De plus, faire de la DEI la solution principale aux problèmes systémiques revient à négliger les mouvements locaux, populaires, syndicaux ou autres qui ont le pouvoir et le potentiel d’apporter des changements concrets et profonds dans les lieux et les espaces où nous travaillons.
Les efforts en matière de DEI se sont intensifiés dans un contexte de crise aiguë et, en période de crise, nous cherchons toutes et tous désespérément des solutions. C’est peut-être pour cette raison qu’un si grand nombre de personnes ont fait de la DEI un concept fourre-tout
Même si nous, les auteures, fantasmons sur l’effondrement du capitalisme et souhaitons ardemment qu’il se produise, ce système reste celui dans lequel nous vivons actuellement. Et dans notre système, comme dans de nombreux autres d’ailleurs, nous devons continuer à travailler. Même dans des systèmes économiques alternatifs, il faut bien que quelqu’un conduise les autobus. Écrire un pamphlet dénonçant les échecs de la DEI et réclamant la destruction des systèmes de travail sans proposer de changements concrets et faciles à mettre en œuvre ne servira à personne dans un avenir proche.
Dans les prochains articles de cette série, nous proposerons différentes mesures que les milieux de travail peuvent mettre en œuvre pour amorcer des changements culturels internes sans avoir recours à un·e consultant·e en DEI (ou peut-être en embauchant simplement quelqu’un pour les aider à démarrer). Bien sûr, il n’existe pas de solution miracle pour mettre fin aux cultures organisationnelles oppressives : nous voulons plutôt inciter les milieux de travail à ouvrir le dialogue et à commencer à repenser leurs approches et leurs croyances au sujet du travail. Nous souhaitons aller au-delà des avantages extrinsèques du travail (congés payés pour tous les types de familles, salaires plus élevés, politiques généreuses concernant les congés et l’épuisement professionnel) pour nous intéresser aux avantages intrinsèques tels que la croissance, l’apprentissage, les relations, la liberté de mouvement et le respect.
Notre prochain article, Moins de travail, plus de loisirs (par Richenda), explorera l’importance d’instaurer une culture favorisant l’expérimentation en milieu de travail, et proposera quelques stratégies pour y parvenir.


Maureen Adegbidi est une travailleuse à but non lucratif et une consultante basée à Tiohtià:ke/Montréal. Elle est titulaire d'un master du Trinity College de Dublin en résolution des conflits et réconciliation. Son travail dans le secteur à but non lucratif a porté sur divers sujets, notamment les droits de l'homme et l'éducation anti-oppression, l'accès à la justice et la sécurité des communautés, et plus récemment les idéologies de misogynie inaccessible et radicalisée. Elle travaille actuellement comme chef de projet et chercheuse dans une organisation de prévention de la violence fondée sur le genre.