Christian Favreau, Coordonnateur de l'apprentissage et des récits. Christian coordonne une variété de programmes et d'ateliers pour les membres de la communauté SHIFT, orientés vers l'apprentissage et le partage de la transformation sociale. Il est également responsable des canaux de communication et du partage des histoires du travail de SHIFT.
Les (tiers-) lieux délibérément transformateurs
par Christian Favreau

En tant qu’espèce sociale, nous avons évolué et avons compté sur la coopération pour survivre et créer la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Lorsque nous décomposons notre société en ses éléments fondamentaux, nous constatons qu’elle est constituée d’interactions sociales et que les lieux où ces interactions se produisent, en particulier les tiers-lieux, en sont le ciment. Espaces informels de rencontres et de vie publique, les tiers-lieux se distinguent des environnements sociaux que sont la maison et le milieu de travail, respectivement appelés « premier » et « deuxième » lieux. On les trouve partout où il y a une vie sociale : parcs, cafés, salons de coiffure, salles de sport et bibliothèques publiques. Mais tous les tiers-lieux ne se valent pas. Dans leur livre The Great Good Place, Ray Oldenburg et Karen Christensen proposent quelques caractéristiques d’un tiers-lieu efficace : confortable, informel, ouvert, accueillant, pratique, accessible et sans prétention. De plus, un bon tiers-lieu a ses habitués et est animé par les conversations et les rires.
Je dirais que la plupart des espaces à but lucratif (sinon tous) sont moins bien équipés pour offrir un lieu de rassemblement à la communauté.
À la fois milieu de travail et espace communautaire, un établissement universitaire comme Concordia se situe quelque part entre ces deux concepts. Et ces frontières s’estompent encore davantage lorsque l’on considère que la pleine participation à la vie universitaire est réservée à celles et ceux qui en ont les moyens. Sans oublier que les campus de Concordia accueillent au moins 60 000 personnes (soit une petite ville) et sont trop étendus pour servir de lieu de rencontre sociale. Comme toute université, Concordia n’est pas un lieu informel, accessible ou sans prétention, mais il existe dans cette petite « ville » universitaire des espaces qui répondent à ces critères. De son Centre for Creative Reuse, à ses bibliothèques, en passant par ses innombrables cafés, Concordia repose, à l’image de la société elle-même, sur ces lieux de détente sociale. Ils font tout autant partie de Concordia que les salles de classe, les laboratoires et les bureaux administratifs. Deux espaces du campus qui sont axés sur le bien-être et la transformation se distinguent particulièrement : le Centre SHIFT et la serre (dans sa forme actuelle et passée).

Lieux de bien-être social
L’intention dans un tiers-lieu est importante. On peut travailler avec d’autres personnes dans un café ou au Centre SHIFT, par exemple, mais ce n’est pas la même chose. En fait, l’un des obstacles à l’accessibilité de la plupart des tiers-lieux est leur caractère payant. Le fait que l’accès au Centre SHIFT soit gratuit, que l’on puisse y réserver une salle, s’y réunir et y venir les mardis et jeudis pour travailler et savourer une boisson chaude est un choix délibéré et extrêmement important. La serre de Concordia, première installation du genre, offre également un accès gratuit toute l’année à un espace social vert. Dans un contexte de crise de l’abordabilité, les espaces gratuits et accessibles facilitent les efforts de consolidation de la communauté et de résilience, ce qui contraste fortement avec la tendance généralisée qui consiste à mettre en œuvre des mesures d’austérité et une culture de la rareté. Je dirais que la plupart des espaces à but lucratif (sinon tous) sont moins bien équipés pour offrir un lieu de rassemblement à la communauté.
Offrir à quelqu’un un endroit où simplement être peut changer la donne
Vivre dans une société capitaliste comme la nôtre exige constamment des compromis : travailler pour se loger, voter dans un système électoral sans représentation proportionnelle, payer pour accéder à un lieu. Comme les compromis s’accumulent, nous devons chercher à créer des espaces où de telles contraintes à l’épanouissement humain sont atténuées autant que possible. Parfois, les gens entrent au Centre SHIFT pendant nos événements simplement parce qu’il y a de la nourriture. Parfois, ils restent pour apprendre et discuter, mais d’autres fois non. Dans tous les cas, nous avons donné à manger et apporté un peu de répit à des personnes qui en avaient besoin. Il peut être stressant (et parfois honteux) de n’avoir que très peu d’endroits où aller, car la plupart d’entre eux exigent de dépenser de l’argent. Offrir à quelqu’un un endroit où simplement être peut changer la donne. En outre, les gens se sentent plus à l’aise dans un espace où ils n’ont pas à justifier leur présence.

Bien qu’on ait déménagé la serre de son grand espace fermé au 13e étage vers un espace plus petit et plus ouvert au 7e étage du pavillon Henry-F.-Hall*, son rôle est resté pratiquement le même. Maintenant entourée de salles de prière, de personnes qui répètent des chorégraphies et de La Patate du Peuple, la serre demeure un lieu d’apprentissage pratique – où on se salit les mains –, et où l’horticulture et la botanique sont considérées comme des moyens d’améliorer la santé mentale. Lorsqu’un espace est facile d’accès et délibérément accueillant, les gens sont plus enclins à s’y rassembler et à sortir de leur isolement social. L’hiver, une période propice à l’isolement social, était la saison la plus chargée de la serre lorsqu’elle occupait encore son vaste espace chaleureux et ensoleillé du 13e étage. Il s’agit là d’un autre moyen de consolider les communautés, car le lien entre l’isolement social et les troubles de santé mentale, comme la dépression et l’anxiété, est évident. Sans oublier que la présence de plantes favorise un état d’esprit méditatif.
Lieux de résistance
Les tiers-lieux sont importants en soi, mais ils ne sont pas intrinsèquement transformateurs. Comme toujours, l’intention compte beaucoup. Comme l’écrit Roberta Du, « l’espace physique n’est jamais neutre. Sa conception, les personnes qui le contrôlent et celles qui y sont les bienvenues déterminent quelles voix sont entendues et lesquelles sont étouffées ». Dans leur livre, Ray Oldenburg et Karen Christensen affirment que les tiers-lieux peuvent également remédier à la polarisation politique actuelle et à l’isolement social, en plus de renforcer la résilience climatique. En d’autres termes, les personnes en bonne santé s’organisent mieux. Un tiers-lieu peut être un lieu de rassemblement et d’apprentissage mutuel, qui favorise la confiance et la responsabilité, où l’on peut imaginer un avenir différent de celui qui nous est présenté comme inévitable. Dans la serre et au Centre SHIFT, les espaces physiques où les gens peuvent se réunir rendent possibles des collaborations qui n’auraient pas vu le jour autrement. Nous avons besoin de centres d’apprentissage plus modestes où les gens peuvent bâtir une communauté malgré leurs différences et poser des questions importantes. Grâce à une réflexion critique, ces questions peuvent nous aider à discerner les complots des problèmes réels du système. Ce travail de discernement est très difficile à réaliser individuellement.
Face à la montée rapide du fascisme, nous avons besoin d’espaces libres et accessibles où l’on peut collaborer pour apprendre, faire émerger la vérité et instaurer la confiance.
En tant que militant et organisateur communautaire , je sais à quel point l’espace est essentiel pour mener à bien tout projet de changement. J’ai pris part, tant à titre d’animateur que de participant, à des réunions dans des salles de classe, des parcs, des cafés, des bureaux et d’anciens hôpitaux. Nous avons toujours été reconnaissants de disposer d’un espace pour organiser nos activités politiques, mais ce travail semble souvent secret et marginal, car ces lieux n’ont pas été conçus à cet effet. Ce qui distingue le Centre SHIFT de la plupart des autres espaces où se déroulent des activités d’organisation, c’est que ce type d’action en faveur de la transformation sociale y est encouragé et soutenu. La serre, en revanche, favorise une forme de transformation plus individuelle, même si l’existence d’une serre en plein centre-ville n’en est pas moins politique. En offrant un mentorat pour le lancement de projets horticoles, du matériel, de l’espace et des occasions d’apprentissage, la serre attire des gens qui se découvrent une passion. Parfois, cette passion prend naissance dans une période sombre, ce qui montre tout le pouvoir thérapeutique d’un espace comme la serre.

La vie dans notre société s’accélère de plus en plus, et les informations (dans certains cas erronées) se propagent souvent à une vitesse qui dépasse notre entendement. C’est difficile à expliquer, mais dans un espace accessible qui encourage les gens à simplement être, le temps ralentit. Dans un espace conçu pour l’apprentissage collaboratif et la transformation sociale, le bruit cède la place à un silence qui permet d’imaginer un autre avenir, un avenir juste, inclusif et durable. Autrement dit, un tiers-lieu comme le Centre SHIFT ou la serre peut, au moins momentanément, ralentir suffisamment le rythme des oppressions pour nous aider à les comprendre collectivement. Il est difficile d’exprimer à quel point nous avons besoin de comprendre collectivement cet enjeu dans le contexte actuel. Face à la montée rapide du fascisme, nous avons besoin d’espaces libres et accessibles où l’on peut collaborer pour apprendre, faire émerger la vérité et instaurer la confiance. Seul un travail communautaire visant à bâtir une société équitable nous permettra de lutter contre le fascisme, et les tiers-lieux sont indispensables à cet égard.
** Pour suivre les activités de la serre de l’Université Concordia, rendez-vous sur son site Web.
