Opinion: Le pouvoir de la contestation en politique

En voyant le drame dont Québec solidaire (QS) a été le théâtre ce mois-ci, je ne peux m’empêcher d’avoir une impression de déjà-vu. Et pour cause. Partout dans le monde, les partis de gauche se déchirent régulièrement en raison de l’incompatibilité perçue entre contestation et pouvoir. Il existe en effet une tension inhérente entre les vastes ambitions de la gauche politique et les limites réelles du pouvoir politique dans une démocratie libérale soumise au capitalisme mondial.
D’un côté, représenté dans le cas présent par Gabriel Nadeau-Dubois, on estime qu’il ne sert à rien de faire de la politique si l’on n’a pas pour objectif principal d’être au pouvoir. Autrement dit, le pouvoir n’appartient qu’à qui gouverne. De l’autre côté, il y a celles et ceux pour qui la priorité est le programme du parti et aux yeux de qui le chemin électoral est jonché de principes abandonnés. Beaucoup trop de gouvernements de gauche ont laissé leurs partisans désabusés.
Or, c’est précisément ce genre de débat qui a déchiré le Nouveau Parti démocratique (NPD) de l’Ontario au début des années 1990, lorsque Bob Rae dirigeait la province. Celui-ci intitulera plus tard ses mémoires politiques From Protest to Power, saisissant cette tension dans les termes linéaires de la maturité politique. Il commence donc l’ouvrage non pas par l’excitation de la soirée électorale ou l’euphorie de la cérémonie d’assermentation, comme on aurait pu s’y attendre, mais plutôt par la décision du gouvernement néodémocrate de rompre avec une politique de financement déficitaire et d’adopter une approche d’austérité (suivant en cela, en quelque sorte, la voie empruntée une décennie plus tôt par le Parti québécois de René Lévesque).

De toute évidence, Bob Rae préférait les dures réalités du pouvoir aux certitudes vertueuses d’un parti d’opposition mû par la contestation.
Pourtant, comme le rappelle l’économiste politique Mel Watkins dans sa critique du livre de Bob Rae, « l’ironie de la chose, c’est que lorsqu’un gouvernement de gauche abandonne totalement la contestation, il perd son pouvoir ». Il a raison. La contestation et le pouvoir doivent donc être considérés comme des forces complémentaires, et non concurrentes. Cela dit, je pense que la gauche politique a besoin de faire beaucoup plus pour se préparer réellement à être au gouvernement si elle veut briser le cycle de la désillusion.
Là encore, les années durant lesquelles le NPD de l’Ontario a été au pouvoir sont riches en leçons.
Le 6 septembre 1990, le NPD de l’Ontario prenait le pouvoir en remportant 74 des 130 sièges de l’Assemblée législative (un gain de 55 sièges) avec seulement 37,6 % des suffrages. Ce gouvernement ne ressemblait à aucun autre. Pas moins de 40 % des nouveaux élus étaient syndicalistes. L’un des nouveaux ministres avait quitté l’école après la 7e année pour travailler dans une usine de papier et un autre avait interrompu ses études en 9e année pour travailler dans une usine. L’une des ministres les plus influentes, Frances Lankin (aujourd’hui sénatrice), avait été gardienne de prison — en fait, l’une des trois premières femmes à travailler dans une prison pour hommes en Ontario. Le gouvernement ne comptait que cinq juristes, croyez-le ou non. Il s’agissait d’un gouvernement travailliste au sens propre du terme.
Cependant, le NPD de l’Ontario n’avait jamais été proche du pouvoir et n’avait donc jamais eu à composer avec les contraintes qui l’accompagnent. Sa vision politique reflétait cette méconnaissance. Dire que le NPD n’était pas prêt pour le pouvoir ne suffit pas pour saisir à quel point il était fondamentalement mal préparé. Le soir de l’élection, les principaux conseillers s’étaient réunis autour d’un annuaire téléphonique du gouvernement et s’étaient efforcés de deviner ce que chaque membre du cabinet du premier ministre sortant faisait exactement. Ils n’en avaient aucune idée. L’équipe de transition du NPD n’avait été formée que le lendemain de l’élection.
Et le contexte n’a pas aidé. Le Canada était alors plongé dans sa pire crise économique depuis les années 1930, ce qui obligeait le NPD à improviser et à gouverner à la volée. Trois cent mille emplois manufacturiers ont été perdus en Ontario entre 1989 et 1992. Le nombre de bénéficiaires de l’aide sociale a doublé. Pour la première fois depuis les années 1930, les revenus fiscaux de la province ont diminué en termes réels. Lorsque j’ai interviewé des membres du cabinet, y compris M. Rae, pour un livre que je suis en train d’écrire sur la gauche au pouvoir, ils m’ont tous dit qu’ils avaient juste appris sur le tas.
Finalement, Bob Rae se voyait comme un pragmatique. À ses yeux, il fallait accepter la réalité politique et économique si l’on voulait faire avancer les choses. Mais ce qui est intéressant avec le pragmatisme, c’est que la perception de la réalité a autant à voir avec les idéologies dominantes qu’avec toute autre chose.
Comme l’expliquait le sociologue britannique Stuart Hall en écrivant sur le thatchérisme des années 1980 : « Les conceptions dirigeantes ou dominantes du monde ne prescrivent pas directement le contenu mental des illusions qui sont censées remplir la tête des classes dominantes. Mais le cercle des idées dominantes s’accumule [et] […] devient l’horizon de ce qui va de soi : ce qu’est le monde et comment il fonctionne, en fin de compte. »
L’un des aspects essentiels de la politique est donc de tenter de définir la réalité politique. Le défi, hier comme aujourd’hui, est de capter l’imagination du public. C’est pourquoi la contestation est importante.
Si l’histoire nous enseigne quelque chose, c’est que l’électoralisme, avec sa triangulation politique opportuniste et ses groupes de réflexion, est une impasse idéologique pour les partis de gauche. La contestation est une force, dans l’opposition comme au gouvernement.
Cet article a été publié dans Le Devoir.