Drames et mystères
Colin Crawford a scruté une multitude de documents sur Netflix, étalés sur plusieurs années – états financiers, articles de journaux et récits émanant du milieu. Il établit la décision de l’entreprise de se lancer dans la production comme moment décisif de son évolution – un coup vraisemblablement beaucoup plus délibéré que le laissait entendre son PDG Reed Hastings, avant la première de House of Cards, (« Château de cartes ») le 1er février 2013. À peine deux ans plus tôt, mentionne Crawford dans son livre, Hastings avait affirmé publiquement que Netflix n’entendait pas produire ses propres films et émissions, arguant qu’à titre d’entreprise technologique, elle laisserait le travail créatif à celles et ceux dont c’est le métier.
Or selon Crawford, Hastings a délibérément tenu ses compétiteurs potentiels dans l’ignorance le plus longtemps possible. Entre-temps, il s’affairait à recueillir les données des utilisateurs – ce qu’il avait toujours fait depuis les débuts de l’entreprise comme service postal de location de DVD.
« Netflix a ainsi gagné une longueur d’avance sur tous les autres joueurs », ajoute-t-il. « Elle a acquis et continue d’acquérir auprès de chaque utilisateur beaucoup de données comportementales extraordinairement précieuses : ce que vous aimez regarder, et à quel moment; dans quelle langue, et sur quel appareil; lorsque vous faites une pause; lorsque vous sautez un passage; lorsque vous regardez de nouveau une émission ou un film; votre tendance à suivre les recommandations qui vous sont faites; etc. » Au moment de la sortie de House of Cards, tous les autres propriétaires de contenu ont eu une sorte d’épiphanie et ont commencé à saisir toute la valeur des données utilisateurs dans la prise de décision en matière de production, la formulation de recommandations, la construction des algorithmes et l’élaboration des stratégies de personnalisation.
« C’est pourquoi Netflix produit autant de contenu aujourd’hui », poursuit-il. « L’entreprise sait très bien qu’elle ne sera pas en mesure d’acquérir autant de licences sur le contenu que par le passé, étant donné que de nombreux concurrents ont adopté son modèle et diffusent désormais leur propre contenu en continu. »
Canaliser la croissance
Malgré cette déferlante de compétiteurs, Colin Crawford explique qu’il est beaucoup trop tôt pour déterminer si Netflix est devenue victime de son propre succès. La dette à long terme de l’entreprise et les frais d’abonnement sans cesse croissants qu’elle impute à sa clientèle pourraient compromettre son avenir. Toutefois, l’expansion à l’échelle internationale demeure forte. « Nous verrons à la longue si cette croissance est durable, si le contenu qu’offre le géant incitera les utilisateurs (et, par conséquent, les investisseurs) à poursuivre leur abonnement. »
Si Netflix venait à tomber, Crawford doute que cela se fasse au profit d’une jeune entreprise ambitieuse.
« Je crois que le géant serait plutôt racheté par une grande entreprise ou un conglomérat du secteur de la technologie. Il faut tenir compte de toute la propriété intellectuelle et de toute l’infrastructure, sans compter la base d’utilisateurs actuels. On assisterait alors à un prolongement du phénomène de concentration des médias – une tendance inquiétante qu’on observe depuis quelques années en raison de l’influence grandissante, et de la logique tout aussi préoccupante, de Wall Street et de la finance mondiale. »
Apprenez-en plus sur l’ouvrage cité : Netflix’s Speculative Fictions: Financializing Platform Television.