Cet article a été publié dans Le Devoir
La lutte pour mettre fin au racisme policier à Montréal se trouve dans une impasse. Nous n’avons jamais eu autant de preuves de l’existence de racisme au sein des forces policières à Montréal ni une meilleure compréhension des mesures à prendre pour le combattre. Pourtant, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et l’administration de Projet Montréal s’entêtent à rejeter les recommandations formulées par des groupes communautaires et des chercheurs et ressuscitent plutôt des réformes éculées et inefficaces.
De nombreuses preuves empiriques sur le racisme policier ont été accumulées depuis les premières enquêtes gouvernementales, réalisées dans les années 1970. En 2019, par exemple, une équipe de chercheurs indépendants a publié une étude recensant les interpellations policières effectuées entre 2014 et 2017, qui montre que les personnes noires et autochtones sont interpellées par la police de Montréal quatre fois plus souvent que les personnes blanches.
L’an dernier, l’équipe de chercheurs a publié une étude de suivi portant sur la période de 2018 à 2022, et a constaté que les iniquités raciales, loin de s’atténuer, étaient en fait encore plus marquées.
En réaction à ces rapports, des groupes communautaires et des chercheurs ont exigé la mise en oeuvre de plusieurs solutions éclairées et efficaces. Une coalition de 80 groupes communautaires a demandé la réaffectation d’au moins 50 % du budget du SPVM à des programmes communautaires, et 85 groupes ont exprimé leur soutien à l’abolition des interpellations policières et des interceptions routières.
Le SPVM a écarté chacune de ces recommandations. Ainsi, lorsque les auteurs du rapport de 2023 ont demandé un moratoire sur les interpellations, le chef du SPVM, Fady Dagher, a rejeté cette demande, affirmant qu’un « virage culturel » au sein de l’institution suffirait à résoudre le problème. L’administration de Projet Montréal a donné son soutien au plan de Fady Dagher et n’a fait aucune autre déclaration sur le sujet.
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Le 23 juillet dernier, une enquête du Journal de Montréal a révélé que le SPVM s’était ingéré dans une étude « indépendante » sur les interpellations afin d’en réduire la portée. Parmi les tactiques employées, le SPVM a tenté d’obtenir la transcription d’entrevues confidentielles de ses policiers qui dénonçaient les pratiques racistes du service et a fait pression sur les chercheurs afin qu’ils s’abstiennent de recommander un moratoire sur les interpellations.
Il est facile de comprendre pourquoi le chef Dagher et Projet Montréal balaient du revers de la main les demandes des groupes communautaires et des chercheurs et font plutôt la promotion d’un « virage culturel ». Le SPVM a déjà amorcé ce virage il y a des dizaines d’années, en adoptant une politique sur les relations communautaires en 1985 et en mettant en oeuvre un ensemble de politiques visant à mieux former les policiers pour éliminer les préjugés, à embaucher plus de policiers racisés et à établir des liens avec les communautés noires, autochtones et racisées.
Depuis les années 1980, ces mêmes politiques sont ressuscitées chaque fois qu’une crise survient — ce qui est stratégique. Présenter des politiques qui ont échoué comme de « nouvelles » solutions permet au SPVM et à l’administration municipale de donner l’impression qu’ils prennent le problème à bras-le-corps. Pendant ce temps, les disparités raciales dans le maintien de l’ordre demeurent aussi marquées, sinon plus, qu’en 1985.
De vraies solutions au racisme policier
Il existe de nombreux moyens efficaces d’éliminer le racisme policier, mais ils se fondent sur une conception très différente de la sécurité publique. Nous appuyons trois de ces mesures.
Premièrement, comme l’exigent depuis longtemps les groupes communautaires et les chercheurs, les interpellations et les interceptions routières doivent être abolies, et des excuses doivent être présentées aux communautés auxquelles cette pratique de longue date a porté préjudice.
Par nature, les interpellations et les interceptions n’exigent aucune preuve préalable que la personne visée a contrevenu à la loi — il suffit que la policière ou le policier « soupçonne » que ladite personne a commis une infraction ou est susceptible de le faire. Les interpellations arbitraires n’ont aucun fondement juridique, nuisent à la sécurité publique plutôt que de l’améliorer et laissent à la police un pouvoir discrétionnaire qui donne lieu à des comportements abusifs et à une discrimination raciale à grande échelle.
Deuxièmement, les règlements municipaux sur les « incivilités » doivent être abrogés. Ces règlements prévoient des pénalités en cas de comportements non menaçants comme s’allonger au sol, uriner sur la voie publique ou « flâner ».
Lorsque le SPVM a commencé à sévir contre ce qu’il appelle des « incivilités », en 2003, nous avons assisté à une augmentation considérable des cas de harcèlement envers les personnes marginalisées, notamment les personnes noires, autochtones et itinérantes de toutes origines, de même qu’à un accroissement du nombre de contraventions remises à ces populations. Projet Montréal a reconnu ce problème en 2018 et a mis sur pied un comité constitué de groupes communautaires chargé d’examiner et de supprimer les règlements les plus discriminatoires. Ces règlements abusifs sont toujours en vigueur six ans plus tard.
Troisièmement, les fonds publics investis dans les forces policières doivent être redirigés vers des programmes qui améliorent de façon tangible le bien-être et la sécurité des populations marginalisées et racisées. Depuis des décennies, la police est vue comme la solution à tous les problèmes sociaux qui retiennent l’attention du public, qu’il s’agisse de violence armée ou d’itinérance. Il en résulte un cercle vicieux où l’échec prévisible des forces policières à résoudre des problèmes systémiques se traduit par des appels renouvelés à une plus grande présence policière.
Ce sont ces mesures — et non un autre « virage culturel » vers le statu quo — que le SPVM et Projet Montréal doivent mettre en oeuvre s’ils veulent lutter contre le racisme et la violence des forces de l’ordre.