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Le défi de comprendre et de couvrir l'effet de la religion sur la politique américaine
Cet articlé a été publié dans Le Devoir.
Le Devoir vous invite à explorer les chemins de traverse de la vie universitaire. Une proposition à la fois savante et intime, à cueillir tout l’été comme une carte postale. Aujourd’hui, on s’intéresse à l’effet de la religion sur la politique américaine.
La couverture médiatique du phénomène désormais désigné sous le terme de « nationalisme chrétien » aux États-Unis atteint aujourd’hui des sommets inédits. Il convient toutefois de rappeler que ce n’est pas toujours ainsi que la situation a évolué, bien que la relation entre religion et politique ne soit pas une nouveauté depuis au moins les années 1970.
En effet, entre 1979 et 1989, le révérend Jerry Falwell Sr. dirigeait la Moral Majority, une coalition politique de la droite chrétienne qui s’opposait fermement à l’ingérence de l’État dans les affaires de l’Église, aux droits des couples de même sexe, à l’avortement, tout en soutenant une série d’autres causes socioconservatrices. C’est à cette période qu’émerge un bloc électoral évangélique, porté par l’élection en 1976 de Jimmy Carter, président baptiste évangélique. Ce courant se politise davantage et fait de nouveau entendre sa voix lors des victoires de Ronald Reagan en 1980 et 1984.
Cependant, la presse restait alors réticente à critiquer l’implication du christianisme dans l’arène politique, adoptant une position plutôt bienveillante, voire complaisante. De fait, les médias n’ont pas suffisamment remis en question l’emprise de la droite chrétienne sur le Parti républicain, et ont souvent minimisé les implications de son ascension. Pendant ce temps, quelques voix indépendantes — journalistes et chercheurs — alertaient déjà, au cours des années 1990 et 2000, sur les dangers d’une telle intrusion de la religion chrétienne (ou du moins une de ces expressions) dans le champ politique, et sur les répercussions qu’une telle évolution pourrait avoir sur la démocratie américaine.
Leur objectif n’était pas de discréditer les croyances religieuses, mais de révéler les stratégies mises en place par certains acteurs religieux pour exercer une influence croissante sur les décisions politiques. Malgré leurs avertissements, ces voix dissidentes ont été largement ignorées par les élites politiques, les militants des causes sociales et les médias traditionnels, qui n’ont pas hésité à les accuser de nourrir des théories complotistes. Le temps a pourtant donné raison à ces observateurs, et aujourd’hui, la présence du nationalisme chrétien dans le débat politique américain est devenue indéniable, si ce n’est omniprésent.

Ce changement majeur d’attitude est survenu avec les deux campagnes présidentielles de Donald Trump. Avec un modus operandi plus agressif, facilité par les réseaux sociaux, une nouvelle génération d’acteurs de la droite chrétienne a vu le jour, cette fois-ci en provenance des cercles néocharismatiques et pentecôtistes. Il ne s’agissait pas de la droite chrétienne des années 1970 et 1980, mais d’un groupe de leaders religieux nouveaux et extrêmement charismatiques qui ont adopté des modes de communication et de mobilisation politique jusque-là inédits.
J’ai abordé cette nouvelle coalition religieuse dans un ouvrage, Ces évangéliques derrière Trump (publié en 2020 et traduit et réédité en anglais en 2024). Le livre a été plutôt bien reçu en Europe francophone, bénéficiant d’une large couverture médiatique dans les grands quotidiens. Pourtant, à ma grande surprise, hormis quelques médias au Québec, il n’a pas suscité un aussi grand intérêt. Mon ouvrage traduit en anglais a fait l’objet de quelques reprises médiatiques aux États-Unis.
Par mon expérience, j’ai pu observer des différences notables dans la manière dont les médias traitent des sujets liés à la religion et à la politique, que ce soit en Europe, au Québec ou aux États-Unis, notamment en matière de profondeur et de rigueur. Bien qu’un pays comme la France soit laïque, j’ai constaté un réel intérêt de la part des journalistes à comprendre les raisons de la proximité particulière entre la religion chrétienne et la politique aux États-Unis. Nombre d’entrevues que j’ai accordées à la presse européenne ont été particulièrement approfondies, les journalistes s’efforçant toujours de faire preuve d’une grande exactitude dans leurs reportages.
Au Québec, les entrevues que j’ai données ont généralement été rapportées avec précision. Néanmoins, force est de constater que les médias grand public semblent encore peu enclins à aborder les liens entre religion et politique, peut-être par manque d’expertise spécialisée ou parce que ces sujets sont perçus comme « étrangers », même lorsqu’il s’agit du pays voisin, et ce, malgré l’alignement manifeste des décisions politiques du gouvernement en place avec le programme des nationalistes chrétiens, tant sur le plan politique que social. Ignorer délibérément la question de l’interaction entre religion et politique aux États-Unis, que ce soit par conviction que ces dynamiques ne nous concernent pas, ou parce que l’on sous-estime l’importance de la religion, est véritablement inquiétant.
La profondeur et la rigueur du traitement médiatique aux États-Unis de l’influence actuelle de la religion chrétienne sur la politique américaine sont véritablement inégales. En raison du manque de couverture systématique et rigoureuse des questions religieuses et politiques dans les médias traditionnels américains pendant de nombreuses années, les journalistes peinent souvent à saisir la complexité du rôle de la religion et manquent de précision lorsqu’il s’agit de rendre compte des divers groupes chrétiens qui occupent le paysage religieux américain.
Par exemple, une tendance fréquente consiste à réduire l’ensemble des évangéliques à des partisans de Trump et à des adhérents du nationalisme chrétien. Cette démarche manque souvent de nuance. Ce phénomène n’est pas propre aux États-Unis ; il se reproduit également au Québec et en Europe. C’est pourquoi il est essentiel de former les journalistes, mais aussi les élites politiques à mieux comprendre le rôle que la religion peut jouer en politique.
Aujourd’hui, une grande partie de mon travail s’articule autour de la diffusion d’une expertise accessible, en cherchant des moyens d’informer les médias traditionnels par des articles d’opinion plus éclairés, tout en collaborant avec des journalistes chevronnés pour créer des ressources permettant de renforcer la qualité de leur couverture religieuse. J’ai été invité à plusieurs reprises à offrir des formations aux médias américains et aux think tanks sur les acteurs et groupes religieux afin de leur fournir les outils nécessaires pour rapporter de manière juste et précise ce sujet crucial.
Cependant, face à la montée des médias alternatifs, il est évident que la confiance à l’égard des médias traditionnels se fragilise. Pourtant, il existe un chemin pour restaurer cette confiance : celui d’un journalisme rigoureux et bien informé, capable de dépeindre de manière exacte les groupes religieux impliqués dans le paysage politique américain, et d’expliquer les enjeux non seulement pour l’Amérique, mais aussi pour le reste du monde.