L’économie a été un thème central durant la campagne électorale. Mais ce qui fait défaut dans le débat national, c’est une véritable prise de conscience des échecs du néolibéralisme et de l’urgence d’adopter d’autres modèles.
Le maintien des politiques néolibérales et de l’austérité budgétaire qui les accompagne risque d’accentuer les fractures sociales et de favoriser la montée électorale de l’extrême droite, en l’absence d’une gauche populiste crédible. Pour relever les défis actuels, les partis doivent s’ouvrir à des courants de pensée économique plus progressistes, comme la théorie monétaire moderne.
Le chef libéral Mark Carney, qui possède de l’expérience dans les secteurs bancaire et de la finance mondiale, pourrait jouer un rôle clé dans cette transition. Sa carrière, qui l’a amené de Goldman Sachs à la Banque du Canada, en passant par la Banque d’Angleterre et Brookfield Asset Management, témoigne de sa maîtrise des rouages de l’orthodoxie économique.
Lorsqu’il était gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney a opéré une baisse préventive des taux d’intérêt afin d’amortir le choc de la crise financière de 2008. Les baisses de taux d’intérêt et l’assouplissement quantitatif sont des mesures classiques pour maintenir l’économie à flot en période de ralentissement. Or, bien que nécessaires, les mesures de ce type restent fermement ancrées dans la pensée économique conventionnelle.
De nos jours, ces vieilles recettes ne suffisent plus. Les crises simultanées des changements climatiques et des inégalités socioéconomiques nécessitent des politiques audacieuses et un leadership courageux.
Pourquoi adopter la théorie monétaire moderne
La théorie monétaire moderne (TMM) offre aux décisionnaires politiques une trousse d’outils économique plus ambitieuse que les approches actuelles.
Aux yeux des spécialistes de la TMM, les pays qui émettent leur propre monnaie, comme le Canada, sont monétairement souverains. En effet, les gouvernements de ces pays n’ont pas besoin de recourir aux marchés obligataires pour se financer ; ils peuvent créer de l’argent directement par les dépenses publiques. Et lorsqu’ils vendent des créances, ce n’est pas la demande qui manque.
De ce point de vue, la véritable contrainte n’est pas l’argent, mais la capacité de production : les matériaux, l’énergie et la main-d’œuvre. La dette publique n’est ni risquée en soi ni « due » à qui que ce soit.
Selon la TMM, la logique des « impôts et dépenses » est inversée. Plutôt que de percevoir des impôts pour financer les dépenses publiques, les gouvernements effectuent d’abord des dépenses, puis ils prélèvent des impôts pour retirer de l’argent de la circulation et ainsi maîtriser l’inflation.
Ce ne sont pas les dépenses publiques qui engendrent un risque d’inflation, mais plutôt une demande excessive ou des contraintes d’offre. En période de faible croissance, les dépenses ne sont pas seulement une protection ; elles sont essentielles, comme nous l’avons observé pendant la pandémie de Covid-19.
Pendant la pandémie, l’inflation a été principalement causée par les perturbations des chaînes d’approvisionnement, la quête effrénée de profit par certaines entreprises et l’envolée des prix de l’essence, et non par des dépenses excessives. Quand l’inflation s’installe, l’imposition stratégique est un bon moyen de freiner la demande et de réduire les inégalités.
La garantie d’emploi de la TMM
La politique phare de la TMM est la garantie d’emploi, une mesure publique qui offrirait un emploi à toute personne désireuse de travailler. Cela permettrait d’éliminer efficacement le chômage structurel, tout en améliorant les conditions des employés du secteur privé grâce à la concurrence.
Ce type d’initiative stimulerait la productivité nécessaire à la revitalisation et à la décarbonation des secteurs du logement, du transport et de l’énergie, ainsi que d’autres infrastructures essentielles.
Pourtant, au lieu d’adopter ces idées, les partis de centre, comme le Parti libéral du Canada et le Parti travailliste du Royaume-Uni, s’accrochent à des préoccupations dépassées concernant la « responsabilité budgétaire », reprenant des débats obsolètes depuis la fin de l’adhésion à l’étalon-or dans les années 1970.
Le coût de la prudence
Mark Carney semble s’être réfugié dans la prudence politique et évite de critiquer ouvertement le conservatisme budgétaire. Dès son assermentation, il a cédé aux propos trompeurs de politiciens comme le chef conservateur Pierre Poilievre et a suspendu la taxe carbone pour les consommateurs.
De plus, Carney a annulé la hausse proposée de l’impôt sur les gains en capital pour éviter de pénaliser les « constructeurs » canadiens. Mais qui sont les réels « constructeurs » ? Ce ne sont pas les gestionnaires de fonds de couverture, mais les travailleurs et travailleuses qui produisent les biens et offrent les services.
Selon l’analyse du gouvernement, seulement 0,13 % de la population aurait été pénalisé par une légère augmentation du taux d’inclusion pour l’imposition du revenu non gagné.
Comme Pierre Poilievre, Mark Carney s’est dit favorable aux nouveaux projets pétroliers et gaziers, y compris la construction de pipelines, malgré le consensus scientifique selon lequel il faut stopper la construction de nouvelles infrastructures d’exploitation des combustibles fossiles pour éviter une catastrophe climatique. Les positions de Poilievre et Carney vont à l’encontre de la nécessité d’opérer une transition énergétique de toute urgence, qui commence par la renonciation à tout nouveau projet d’exploitation des combustibles fossiles.
Pendant la course à la chefferie du Parti libéral, Mark Carney a plaidé pour le recours aux investissements publics afin d’attirer des capitaux privés lors d’une entrevue avec CBC News. Évitant de répondre directement à la question de savoir s’il comptait équilibrer le budget global, il s’est plutôt engagé à équilibrer les « dépenses de fonctionnement ». Quand on lui a demandé de préciser sa position, il a affirmé qu’il serait prêt à enregistrer des déficits lorsque nécessaire pour « investir dans l’économie du Canada et la faire croître ».
Cette approche montre que Mark Carney considère les dépenses publiques comme un moyen de mobiliser des capitaux privés plutôt que comme un moteur de transformation économique dirigée par l’État. En continuité avec son parcours, ce discours présente le gouvernement comme un investisseur avisé et non comme un moteur de changement structurel.
Mark Carney parle aussi de l’investissement public comme d’un « emprunt », un terme que la TMM juge impropre : contrairement à un ménage ou à une entreprise, un gouvernement qui émet sa propre monnaie n’a pas besoin d’emprunter au sens où on l’entend habituellement, et il ne risque pas d’épuiser ses ressources monétaires.
Un plan plus audacieux s’impose
La concurrence du secteur public dans les secteurs du logement et des énergies renouvelables pourrait inciter les entreprises privées à rester efficaces et à rendre des comptes. Par exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’ingénieur et homme d’affaires C.D. Howe est devenu ministre des Munitions et des Approvisionnements et a supervisé la création de 28 sociétés de la Couronne qui produisaient des articles de guerre.
On pourrait recourir à ce type d’investissements pragmatiques dirigés par l’État pour faire face aux crises climatique et économique plutôt que pour acheter des pipelines.
Vers des logements plus abordables
Le Canada possède déjà une société de la Couronne chargée de promouvoir le logement abordable : la Société canadienne d’hypothèques et de logement. Le mandat de cette société pourrait être élargi pour inclure, outre le financement, le lancement d’appels d’offres et la construction de logements. Elle pourrait devenir un locateur fédéral qui aurait pour objectifs à long terme la gestion et la propriété communautaires.
Plus on maintient de logements abordables en dehors de ce marché dominé par la recherche de profit, plus le logement sera accessible. Cela permettrait de stabiliser le marché et de définir un seuil minimal (et maximal) d’abordabilité.
Certains spécialistes de la TMM et mouvements sociaux ont même demandé une garantie de logement, c’est-à-dire un programme fédéral qui garantirait un logement à toute personne exclue du marché de l’habitation.
Certaines voix critiques pourraient affirmer qu’un investissement aussi audacieux est politiquement impossible. Le véritable risque n’est pas de mettre en œuvre une réforme ambitieuse, mais de continuer à utiliser des formules dépassées dans un monde qui exige de nouvelles solutions.
Daniel Horen Greenford, Lecturer and postdoctoral researcher in Ecological Economics and Climate Policy, Department of Geography, Planning and Environment, Concordia University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.