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Une professeure de Concordia publie un nouveau livre sur l’« ère de l’anxiété »

Valérie de Courville Nicol : « Nous devons adopter collectivement un mode de vie plus durable »
31 janvier 2022
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Valérie de Courville Nicol

Dans son livre Anxiety in Middle-Class America: Sociology of Emotional Insecurity in Late Modernity (« L’anxiété dans la classe moyenne américaine : sociologie de l’insécurité émotionnelle à la fin de l’ère moderne »), Valérie de Courville Nicol, professeure de sociologie à l’Université Concordia, se penche sur ce qui serait le trouble mental le plus courant aux États-Unis : l’anxiété.

Dans son livre, la professeure Valérie de Courville Nicol souligne que l’anxiété est plus que biologique ou psychologique et qu’il faut adopter une approche globale pour la comprendre et la surmonter.

« L’anxiété elle-même est devenue une expérience anxiogène »

Comme vous le signalez dans votre livre, l’anxiété serait le trouble mental le plus répandu aux États-Unis. Pourquoi notre époque nous rend-elle si anxieux?

Valérie De Courville Nicol : L’anxiété est devenue un phénomène d’une ampleur inouïe. Nous avons pris conscience des risques infinis et du potentiel catastrophique que nous générons dans les sociétés postindustrielles, malgré nos meilleures intentions (et celles de nos ancêtres) de rendre le monde meilleur.

L’anxiété est un sentiment d’inconfort que nous générons lorsque nous percevons de vagues menaces qui deviennent significatives pour nous parce qu’elles sont répétitives ou aiguës. Si nous sommes confrontés à un trop grand nombre de menaces graves en permanence, ou si nous ne disposons pas de moyens pour y réagir, nous sommes submergés et angoissés, et nous développons des sentiments de crainte, de chagrin, d’oppression, et d’épuisement.

En cette époque marquée par l’anxiété, la liste des problèmes dont nous pourrions être tenus responsables ne cesse de s’allonger. Nous sommes donc enclins à vouloir cerner ces difficultés afin de pouvoir les affronter, les atténuer, les prévenir, ou les accepter. Il s’agit là d’une grande source d’anxiété.

En quoi votre recherche peut-elle alimenter la conversation sur la forte anxiété qui règne actuellement, notamment dans le contexte de la pandémie de COVID-19?

Valérie De Courville Nicol : L’anxiété elle-même est devenue un facteur anxiogène. Elle est devenue un trouble mental répandu, un enjeu de santé publique et un sujet de préoccupation pour les sociologues.

La pandémie de COVID-19 a exacerbé les angoisses d’une population déjà anxieuse. Les sentiments d’anxiété sont devenus si constants, généralisés et intenses que de plus en plus de personnes se sentent dépassées.

Les sociologues ont étudié les effets d’un niveau d’anxiété élevé ou chronique au sein des populations, développant des concepts tels que la panique morale et le phénomène du bouc émissaire. L’anxiété peut entraîner la stigmatisation, l’intimidation et la persécution; bref, un ensemble de comportements destructeurs et haineux dirigés contre soi-même ou les autres.

Nous pouvons considérer que le mouvement antivaccin est mû par une forme d’anxiété destructrice. Or, il est inutile de reprocher aux antivaccins la situation actuelle, car quoi qu’il en soit, nous nous servons de ces gens comme cibles afin de canaliser notre colère.

Lorsque les personnes les plus puissantes de la société identifient et punissent des « méchants » – comme dans l’exemple classique des chasses aux sorcières –, la stabilité des structures et des normes de pouvoir existantes est renforcée, et les problèmes plus fondamentaux qui devraient être abordés sont injustement rejetés sur des boucs émissaires. Les « méchants » servent d’exemples moraux pour montrer les comportements à éviter et inciter les gens à respecter des règles.

En plus de créer un agréable sentiment d’appartenance chez les membres du groupe dominant, le fait de blâmer autrui génère une énergie productive et inspire des actes d'héroïsme qui favorisent la conformité. Toutefois, cette attitude génère aussi un douloureux sentiment d’exclusion chez les personnes en marge du groupe, qui peuvent être victimes de pratiques sociales répréhensibles comme le classisme, le racisme ou le capacitisme. Le blâme alimente la polarisation et la radicalisation, et il incite ceux qui en sont la cible à se trouver eux-mêmes dans des spirales de honte et de rage. Nous pouvons comprendre pourquoi certains groupes ainsi lésés se livrent à des comportements racistes, sexistes et homophobes.

Ce qui semble logique du point de vue d’une personne est étroitement lié au contexte sociologique. Par exemple, lors du premier confinement, nombre de gens se sont empressés de se constituer une réserve de papier hygiénique. Nous pouvons voir dans cette situation l’expression d’un besoin affectif (soit le confort physique et la commodité), cognitif (soit la prévisibilité et la planification) et social (soit celui de se réfugier auprès de ses proches et de faire preuve de solidarité en restant à la maison). La ruée vers des quantités excessives de papier hygiénique peut sembler étrange, mais nous pouvons lui donner un sens si nous pensons que les gens prenaient des décisions rapidement et sous pression, et qu’ils disposaient de peu de renseignements et de repères pour bien appréhender les événements.

Quels sont les groupes les plus touchés par l’anxiété?

Valérie De Courville Nicol : Les parents sont souvent accusés de nuire à leurs enfants sur le plan émotionnel, ce qui est injuste et peu constructif. Dans notre système social actuel, de nombreux parents ne peuvent pas satisfaire leurs besoins fondamentaux de confort, de repos, de sécurité et de respect, et ils éprouvent beaucoup d’anxiété. Bien entendu, cela se répercute sur leurs enfants. Tant de nos jeunes sont en difficulté.

Nous devons aider les parents pour aider les enfants. Il en va de même pour les nombreux autres intervenants qui assument des rôles exigeants en matière de prestation de soins et de socialisation. De nombreux parents occupent des emplois sous-payés et peu valorisés. Et parmi ceux qui ont un meilleur emploi, beaucoup connaissent d’autres formes de précarité, comme le manque de temps et des exigences irréalistes en matière de rendement.

Si on se place du point de vue des chercheurs sur le stress, ce n’est pas l’anxiété en soi qui pose problème. Les problèmes surviennent lorsque nous avons l’impression de ne pas pouvoir faire face aux facteurs de stress. Le fait de nous pousser au-delà de nos limites a des conséquences biologiques, psychologiques et sociologiques.

Une personne en état de stress chronique ou aigu ne prend pas ses décisions de la même manière qu'une autre personne qui, elle, se sent capable de faire face à toute éventualité ou de poursuivre ses activités comme si de rien n'était. Beaucoup d’entre nous traversent des crises successives, ce qui affecte la prise de décision, non seulement dans notre vie privée, mais aussi dans notre vie publique.

Pourrions-nous découvrir de nouveaux moyens de surmonter l’anxiété en la considérant non pas d’un point de vue strictement médical, mais dans une perspective culturelle, historique et sociologique?

Valérie De Courville Nicol : Les approches médicales et psychologiques axées sur l’individu ont des limites. Les dimensions biologiques, psychologiques et sociologiques de notre être forment un tout dynamique. Nous devons trouver davantage de stratégies qui impliquent à la fois l’esprit, le corps et la société.

Dans mon travail, je mets l’accent sur le fait que l’anxiété, et l’expérience émotionnelle en général, n’est pas qu’un simple phénomène biologique et psychologique, mais bien une réalité fondamentalement sociologique. Nous générons constamment des expériences émotionnelles. C’est notre façon d’appréhender le monde et d’y réagir, et de voir comment nous nous en tirons.

En tant que sociologue, je me passionne pour les tendances thérapeutiques populaires, qui nous renseignement énormément sur les maux dont nous souffrons et les solutions qui semblent efficaces. Dans mon livre, c’est de cette façon que je conçois les stratégies thérapeutiques recommandées par les auteurs d'ouvrages de croissance personnelle. Prenons l’exemple de la pleine conscience. Cette approche prend tout son sens dans un monde où nous devons composer avec l’ambiguïté, l’imprévisibilité et l’hyperstimulation et pratiquer l’auto-soin, l’auto-observation et l’auto-découverte.

Faut-il s’inquiéter des niveaux d’anxiété actuels? Que pouvons-nous faire?

Valérie De Courville Nicol : L’anxiété fait partie de l’expérience humaine. Elle stimule notre curiosité et notre créativité, et notre volonté de nous sentir en sécurité nous amène à opérer des changements au niveau individuel et collectif. Selon moi, nous pouvons parvenir à un sentiment de sécurité émotionnelle profond et durable si nous répondons à nos besoins sociaux, cognitifs et affectifs de base de façon continue.

Nos luttes actuelles contre l’anxiété montrent bien que nous devons opérer des changements importants. L’histoire nous apprend que trop si l’anxiété est trop forte, elle peut conduire à des solutions axées sur la détresse, comme les guerres, les révolutions violentes et les génocides. Nous devons développer un mode de vie plus durable pour tous, et toute cette anxiété signifie que nous ne répondons pas suffisamment à nos besoins de sécurité émotionnelle.

Nous pouvons transmettre la honte, la culpabilité, la haine, le ressentiment, l’impuissance. Nous devons prendre le temps de relâcher les tensions émotionnelles qui pèsent sur nous et nos communautés afin de passer du mal-être généralisé à des formes de capacités dont nous sommes fiers.

Le 11 février à 15h00 : S'inscrire au lancement du livre « l’anxiété dans la classe moyenne américaine : sociologie de l’insécurité émotionnelle à la fin de l’ère moderne ».



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