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Repenser la stratégie industrielle du Canada à l’heure du grand désordre

11 octobre 2025
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Par Karim Zaghib et Victor Jacquet

Source: Media Relations

Cet article a été publié dans Le Devoir.

Le Québec et le Canada regorgent de richesses naturelles. Bois, eau, métaux, minéraux critiques : notre sous-sol est un inventaire complet de la transition énergétique mondiale. Et, pourtant, notre économie reste largement fondée sur l’exportation de matières premières brutes. Nous extrayons, nous expédions, et nous rachetons plus tard, transformées, emballées, et multipliées en valeur.

C’est un paradoxe bien connu, analysé par l’économiste britannique Richard Auty dans les années 1990 sous le nom de resource curse, ou malédiction des ressources. Plus un pays possède de matières premières, moins il développe son industrie de transformation. À l’inverse, les nations dépourvues de ressources (Japon, Corée du Sud, Allemagne…) ont appris à innover, à transformer, à fabriquer.

Nous, Canadiens, sommes devenus des experts dans l’art d’expédier à bas coût ce que la planète convoitera ensuite, à prix fort, sous forme de produits finis. Ce modèle n’est pas seulement économiquement inefficace : il est stratégiquement dangereux.

Derrière le confort de la rente minérale se cache une dépendance profonde. En 2022, plus de 32 % des exportations canadiennes provenaient encore de matières premières brutes, alors que nos importations de biens industriels complexes augmentaient (WITS, 2022). Le Canada ne manque pas de lithium, de nickel ou de graphite, mais il dépend toujours d’usines étrangères pour les transformer.

C’est un peu comme posséder du blé sans moulin : la richesse brute ne suffit pas si l’outil de transformation appartient à d’autres.

Le même constat s’applique à des secteurs plus traditionnels comme l’acier et l’aluminium. Ces filières démontrent qu’une politique industrielle volontariste peut inverser la tendance : les chantiers navals d’Halifax et de Québec s’approvisionnent désormais en acier produit au pays, plutôt qu’en Europe, pour construire des navires et des brise-glaces canadiens.

De même, certaines alumineries comme Alouette ont réorienté leur production vers de nouveaux marchés, diversifiant ainsi leurs débouchés sans dépendre exclusivement des États-Unis. Ces exemples illustrent une vérité simple : lorsque la transformation se fait ici, elle soutient directement nos emplois, nos régions et notre souveraineté économique.

Cette dépendance se traduit aussi dans nos échanges : près de 75 % des intrants industriels produits au Canada sont exportés vers les États-Unis, tandis que nous importons 34 % de nos propres intrants de ce même pays (Scotia Bank, 2025). Le risque est clair : nous restons coincés au bas de la chaîne de valeur.

Face à l’actualité politique américaine, marquée par un protectionnisme particulièrement engagé et une certaine redéfinition des alliances commerciales, le Canada n’a jamais eu un moment plus propice pour diversifier ses partenaires internationaux. Mais cette diversification ne doit pas se faire au prix de notre capacité à transformer. Au contraire : c’est en transformant localement que nous apparaîtrons comme un partenaire crédible, fort de sa valeur ajoutée.

L’exemple de la filière batterie

La filière batterie, aujourd’hui en plein essor au Québec malgré ses quelques récents rebondissements, illustre ce tournant. Pour une fois, nous ne nous contentons pas d’extraire le minerai : nous bâtissons des usines, des centres de recherche, des compétences. Ce modèle doit être étendu à d’autres filières stratégiques : matériaux de construction spécialisés, recyclage des métaux, semi-conducteurs, technologies vertes.

Pour l’établissement d’un programme national de transformation

Il est temps d’imaginer un programme gouvernemental destiné à la transformation des ressources canadiennes — un plan de financement, de formation et de recherche appliquée orienté vers la création de valeur sur le territoire. Chaque tonne exportée sans transformation est une occasion manquée de créer de l’emploi, de l’innovation et de la souveraineté économique.

La prospérité de demain ne résidera pas dans ce que nous extrayons, mais dans ce que nous sommes capables de transformer. Réindustrialiser le Canada, ce n’est pas seulement ouvrir des usines : c’est réapprendre à faire par nous-mêmes ce que d’autres font avec nos ressources.

Et dans un monde où les bouleversements géopolitiques s’enchaînent (guerres commerciales, ruptures d’approvisionnement, recomposition des alliances…), cette capacité à transformer n’est plus un simple enjeu économique.

C’est une question de sécurité nationale.




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