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Le retour d’une fausse bonne solution, celle des caméras corporelles
Cet article a été publié dans Le Devoir.
Les événements des dernières semaines ont ramené sur le devant de la scène une technologie policière, les caméras corporelles, réclamée par des groupes dont les objectifs sont pourtant bien différents.
Début septembre, la Fraternité des policiers et policières de Montréal (FPPM) a réitéré sa demande de longue date pour que ses membres soient équipés de caméras, affirmant que cette technologie diminue « le niveau d’agressivité » des citoyens envers la police. Deux semaines plus tard, l’assassinat par la police de Nooran Rezayi, un adolescent de 15 ans non armé, a incité certains membres de la communauté à exiger le port de caméras corporelles, soutenant que celles-ci réduiraient l’agressivité policière et permettraient de tenir les policiers responsables de leurs actes.
C’est une étrange juxtaposition : d’un côté on a un groupe dont la mission est de défendre les policiers, notamment ceux accusés d’actes violents, de l’autre, on a des citoyens qui souhaitent mettre un terme à l’impunité policière et tous poursuivent cet objectif en exigeant la même solution. De telles étrangetés ne sont pas nouvelles, elles caractérisent le débat sur les caméras corporelles qui fait rage depuis plus de dix ans et qui sont étroitement liées au développement et à la commercialisation de cette technologie.
Une brève histoire des caméras corporelles
L’histoire des caméras corporelles est retracée dans un nouvel ouvrage de l’éminent avocat spécialisé dans les droits civiques, Alec Karakatsanis, intitulé La caméra d’intervention. Un dispositif au service de la bureaucratie de la punition. Comme le montre Karakatsanis, les caméras corporelles ont été commercialisées à la fin des années 2000 par l’entreprise technologique Taser, notamment connue pour son arme à létalité réduite du même nom.
À ses débuts, Taser a commercialisé cette technologie auprès des forces de police et des gouvernements pour filmer et poursuivre plus efficacement les citoyens. Fixées au torse des policiers, ces caméras fourniraient des montagnes de preuves vidéo d’infractions mineures au moment où elles ont lieu, favorisant ainsi le traitement des peines et des taux de condamnation plus élevés. Associés à un logiciel de reconnaissance faciale, les enregistrements vidéo amélioreraient également les activités de surveillance policière, notamment lors des manifestations.
La stratégie de commercialisation des caméras corporelles a cependant radicalement changé après l’assassinat de Michael Brown par la police à Ferguson en 2014 et la vague de protestations qui a suivi. Comme l’explique Karakatsanis, Taser et ses concurrents ont vu une occasion d’accroître leurs ventes de caméras corporelles en affirmant que celles-ci réduiraient les violences policières et aideraient à tenir les policiers pour responsables de leurs actes — en permettant aux magistrats d’utiliser les enregistrements contre les policiers.
La nouvelle stratégie de commercialisation a rencontré un plébiscite fulgurant. Les ventes de caméras Taser ont bondi de 668 % entre 2014 et 2018, tandis que les forces de police et les gouvernements cherchaient des moyens simples de montrer qu’ils prenaient les violences policières au sérieux.

Alors que les entreprises continuaient de présenter les caméras comme une réforme de la police, les preuves de leurs effets réels ont commencé à émerger. Après plus d’une décennie de recherche, la conclusion de Karakatsanis est sans équivoque : les caméras ne réduisent pas les violences policières et ne contribuent pas à responsabiliser la police. Les homicides commis par la police n’ont fait qu’augmenter depuis 2014 et les condamnations pénales de policiers restent extrêmement rares.
Une solution en quête d’un problème
L’histoire des caméras corporelles à Montréal concorde avec le récit de Karakatsanis. En 2017, au moment où les caméras rencontrent une popularité grandissante, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a mené un projet pilote au cours duquel les policiers ont porté des caméras corporelles pendant une période de 12 mois. À la fin de cette période, les mérites d’une implantation permanente des caméras corporelles ont été évalués en se basant sur les résultats du projet pilote ainsi que sur des études menées dans d’autres contextes.
Cette évaluation est arrivée aux mêmes conclusions que le livre de Karakatsanis : l’usage de la force par la police est resté pratiquement inchangé (il a augmenté modestement), tandis que la mise en place permanente des caméras aurait impliqué une augmentation considérable des dépenses et du personnel de la police : au moins 200 personnes devraient être embauchées pour gérer et analyser les images des caméras.
Alors que le SPVM et l’administration municipale ont décidé de ne pas introduire les caméras, les différentes fraternités des policiers en sont devenues les principaux défenseurs. Lors de la consultation du gouvernement du Québec sur la réalité policière en 2020, les trois principales fraternités policières ont réclamé la mise en place de caméras corporelles, pour des raisons qui leur semblaient parfaitement logiques. Ces caméras créeraient des emplois pour les aspirants policiers tout en dotant les services de police d’un précieux outil de relations publiques : la possibilité de contrer les vidéos d’interactions policières enregistrées par les citoyens et diffusées sur les réseaux sociaux.
Le lobbying des fraternités a mené à une situation ubuesque à Montréal. Le parti d’opposition Ensemble Montréal a repris à son compte la revendication des fraternités, mais a faussement présenté les caméras comme une réforme policière. Dans une motion déposée au conseil municipal en 2021, le parti a affirmé que des études menées aux États-Unis démontraient que les caméras réduisaient considérablement l’usage de la force et pourraient ainsi contribuer à « contrer le profilage racial au SPVM ». Projet Montréal, après avoir initialement réfuté les arguments de son adversaire politique, a finalement changé de position sur ce sujet et promet depuis quelques années d’introduire des caméras corporelles, sous prétexte qu’elles renforceraient « la responsabilité » du corps policier.
C’est donc une histoire étrange aux États-Unis et à Montréal qui nous a conduits à la situation actuelle, une situation dans laquelle la FPPM et certains citoyens réclament des caméras corporelles pour des raisons diamétralement opposées.
On peut pardonner aux citoyens d’avoir cru aux fausses promesses des caméras corporelles véhiculées par leurs fabricants depuis 2014. Mais il est stupéfiant et même inadmissible de voir les deux vieux partis politiques montréalais promettre que de tels dispositifs empêcheront des événements comme le meurtre de Nooran, alors qu’ils savent pertinemment que cela est faux.