article
Un sommeil de qualité ne devrait pas être un privilège
Cet articlé a été publié dans Le Devoir.
Dans ma pratique, je constate à quel point l’insomnie chronique mine silencieusement la santé et le bien-être de nombreux individus au Québec. L’insomnie est trop souvent ignorée ou non traitée, alors qu’il faudrait en parler davantage afin que celles et ceux qui en souffrent aient accès à une prise en charge appropriée de leur sommeil.
Plus de 16 % de la population canadienne souffre d’insomnie chronique. Définie comme une difficulté à s’endormir ou à se rendormir survenant au moins trois fois par semaine pendant trois mois (et accompagnée de répercussions négatives sur le quotidien), elle va bien au-delà de la fatigue : elle accroît les risques de diabète de type 2, de maladies cardiovasculaires, de troubles de santé mentale et de déclin cognitif, affectant ainsi profondément la vie personnelle et professionnelle.
Ces conséquences multiples de l’insomnie sur la santé engendrent des coûts considérables pour la société, estimés à près de 2 milliards de dollars par année au Canada.
Le problème est particulièrement important chez les aînés : plus du tiers des 65 ans et plus se plaignent de difficultés d’initiation ou de maintien du sommeil. Ces troubles sont en partie attribuables aux changements physiologiques liés à l’âge : diminution du sommeil profond, augmentation des éveils nocturnes, baisse d’efficacité de l’horloge biologique. Ces détériorations sont souvent exacerbées par des maladies chroniques, la prise de médicaments et des déséquilibres hormonaux. Alors que les aînés se préoccupent souvent de leur mémoire, des données canadiennes montrent que l’insomnie chronique est associée à une moins bonne mémoire et qu’elle accroît le risque de déclin cognitif.
Malgré cela, l’insomnie demeure sous-traitée. La thérapie cognitivo-comportementale pour l’insomnie, la TCCi, est le traitement de première intention recommandé, mais elle reste difficilement accessible au Québec, notamment en raison des disponibilités limitées de professionnels formés à cette thérapie dans le réseau public. Nous manquons à notre devoir envers les patients lorsque l’accès à des soins non pharmacologiques éprouvés est hors de portée.

Dans de telles circonstances, beaucoup se tournent vers la médication. En 2023, près de 15 % des Canadiens de 55 ans et plus ont consommé des sédatifs ou des anxiolytiques, soit la proportion la plus élevée parmi tous les groupes d’âge. Cette situation reflète une croyance encore trop répandue selon laquelle les troubles du sommeil sont inévitables avec l’âge et ne peuvent être traités que par la médication.
Toutefois, l’usage à long terme de médicaments comme les benzodiazépines, fréquemment prescrites, n’est pas recommandé. Ces médicaments peuvent provoquer une fatigue persistante durant la journée et sont associés à un risque accru de chutes, d’accidents de la route et de déclin cognitif à long terme.
De plus, une étude récente a montré que l’usage chronique de benzodiazépines chez les personnes âgées souffrant d’insomnie chronique réduit le sommeil profond et perturbe la synchronisation entre les ondes lentes et les fuseaux du sommeil, des rythmes cérébraux essentiels à la consolidation de la mémoire, ce qui pourrait contribuer au déclin cognitif. Ces effets réaffirment la nécessité de trouver des solutions efficaces et sécuritaires pour le traitement à long terme de l’insomnie chez les personnes âgées.
Heureusement, les options de traitement évoluent. Les lignes directrices consensuelles les plus récentes établies par des experts canadiens reconnaissent une nouvelle catégorie de médicaments : les antagonistes doubles des récepteurs de l’orexine (ADRO). Ils agissent différemment des traitements plus anciens en ciblant les voies de l’éveil dans le cerveau. Leur efficacité a été évaluée jusqu’à un an, avec un risque de dépendance ou d’effets secondaires cognitifs qui semble limité, facilitant ainsi leur utilisation à long terme dans le traitement de l’insomnie chronique.
Cependant, l’accès à ces nouveaux traitements demeure inégal, surtout pour les patients couverts par le régime public d’assurance médicaments, ce qui comprend la plupart des Québécois de 65 ans et plus. Bien que les benzodiazépines soient remboursées par la RAMQ, les traitements pharmacologiques les plus appropriés et sécuritaires ne le sont pas encore.
Il est temps de revoir notre perception de l’insomnie : ce n’est pas un simple désagrément, mais une maladie chronique qui nécessite des soins ciblés et fondés sur des données probantes. Le Québec doit adapter ses politiques de santé aux plus récentes lignes directrices et aux besoins réels des personnes qui en souffrent. Dans un contexte où notre système de santé est sous pression, la prévention doit être au cœur des priorités. Mieux traiter les troubles du sommeil, notamment chez les populations vulnérables, c’est aussi prévenir des maladies chroniques coûteuses pour le réseau.
Trop de gens souffrent en silence. Il est temps d’agir.