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La tragédie du Népal montre que restreindre les réseaux sociaux ne suffit pas
Cet article a été publié dans Le Devoir.
Les nouvelles venues du Népal sont bouleversantes : à la suite d’une interdiction générale des réseaux sociaux, des manifestations ont dégénéré et 19 jeunes ont perdu la vie. Voilà ce qui arrive quand un gouvernement tente de fermer brutalement les espaces numériques. Les interdictions peuvent sembler une solution rapide, mais en pratique, elles attisent les tensions, réduisent les voix au silence et causent de lourds dommages collatéraux.
Cette leçon vaut aussi pour le Canada. Alors que certaines provinces, comme le Québec, envisagent de limiter l’usage des réseaux sociaux chez les jeunes, la tragédie népalaise agit comme un avertissement : ces mesures ne s’attaquent pas aux causes profondes — elles risquent même d’en créer de nouvelles. Les décideurs du monde entier cherchent à contrer la surutilisation et la dépendance, surtout chez les jeunes. Mais les interdictions sont des outils trop brutaux pour un problème bien plus complexe que de simples « mauvaises plateformes » et « utilisateurs vulnérables ».
Le cercle vicieux de la dépendance
La dépendance aux réseaux sociaux naît d’un engrenage qui implique plateformes, entreprises, influenceurs, créateurs et utilisateurs. Tant que tous ces acteurs ne sont pas pris en compte, toute réforme restera incomplète.
On pointe souvent du doigt Meta ou TikTok. Mais ce sont aussi les entreprises, grandes ou petites, qui injectent des milliards dans le marketing d’influence. Leur quête d’attention alimente l’offre : une armée d’influenceurs en quête d’engagements pour décrocher des contrats.
Tout part des entreprises, en quête d’une visibilité massive et peu coûteuse. Les influenceurs répondent à cette demande en produisant des contenus taillés pour générer un maximum de clics, de mentions j’aime et de partages. Les plateformes, elles, propulsent ces contenus grâce à des algorithmes programmés pour retenir notre attention. Et les utilisateurs, happés par ce flux incessant, consomment toujours plus, refermant ainsi la boucle dopaminergique.
Ainsi, la roue tourne sans fin.
Pour les jeunes, ce système a ouvert un chemin inédit vers la notoriété et les revenus, sans diplômes ni expérience. Devenir influenceur est non seulement possible, mais aussi désirable. Mais pour réussir, il faut se plier aux règles de l’algorithme : produire vite, miser sur l’émotion et la superficialité. Résultat : un flot de divertissement creux, mais aussi la propagation de fausses informations, de normes corporelles toxiques et un doomscrolling infini.
Les plateformes ne sont pas innocentes : leurs algorithmes sont conçus pour capter notre attention, chaque balayage déclenchant une décharge de dopamine, comme au casino. Et les utilisateurs n’en sont pas que des victimes : en « likant » et en partageant, nous entretenons le système.

Que doivent faire les gouvernements ?
Si les interdictions échouent, quelles autres options ? Les gouvernements doivent agir à plusieurs niveaux pour briser la boucle :
1. Agir sur les entreprises. Les plateformes ne peuvent pas être les seules ciblées. Tant que les budgets publicitaires récompenseront les stratégies addictives, rien ne changera. Les gouvernements devraient inciter les entreprises à investir dans des canaux plus sains — initiatives communautaires, événements locaux, campagnes hors ligne.
2. Adapter la fiscalité. Les revenus des influenceurs, surtout ceux liés à des contenus nuisibles ou manipulateurs, devraient être davantage taxés. Ces recettes pourraient financer des espaces récréatifs et des programmes offrant aux jeunes de vraies options de remplacement aux écrans.
3. Protéger les jeunes. Des garde-fous clairs sont nécessaires : limites d’âge, restrictions sur les publicités destinées aux enfants, dispositifs pour réduire le temps d’écran. L’objectif n’est pas de censurer, mais de protéger le développement et le bien-être.
4. Accompagner toute la société. Au-delà des jeunes, c’est l’ensemble de la société qui a besoin de soutien. Des outils publics de nudging — rappels de déconnexion, limites de temps, redirections vers d’autres activités — pourraient progressivement modifier nos habitudes numériques. Comme la ceinture de sécurité ou l’étiquetage nutritionnel, ces stratégies contribueraient à rééquilibrer la consommation digitale.
Au-delà des interdictions : trouver l’équilibre
La tragédie du Népal montre le danger d’un excès de censure. Mais l’inaction est tout aussi risquée. Les dynamiques addictives des réseaux sociaux minent l’attention, déforment l’image de soi et fragilisent la confiance publique.
La solution n’est pas l’interdiction, mais l’équilibre. Et cet équilibre exige la participation de tous : plateformes, entreprises, influenceurs, créateurs et utilisateurs. Les entreprises, surtout, ont un choix à faire. En cherchant les clics les moins chers, elles nourrissent la dépendance. Mais elles détiennent aussi le pouvoir de changer les règles du jeu. En réorientant leurs budgets vers des stratégies plus saines, elles peuvent contribuer à briser la boucle et à remodeler l’espace numérique.
Reste à savoir si elles le feront. Sinon, le prochain « Népal » pourrait ne pas tarder.