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Interdire les jeunes sur les réseaux sociaux ne résoudra pas le problème de notre société

18 juin 2025
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Par Iman Goodarzi

Source: Media Relations

Cet articlé a été publié dans Le Devoir.

Le 29 mai, le comité transpartisan de l’Assemblée nationale du Québec a publié son rapport tant attendu sur le temps d’écran et le bien-être des jeunes. Parmi ses 56 recommandations : restreindre l’accès aux réseaux sociaux pour les moins de 14 ans sans le consentement parental. L’intention est noble — protéger la santé mentale des jeunes — et s’inscrit dans la lignée de mesures similaires en France, en Australie et dans certaines régions des États-Unis.

Mais, bien que bienveillante, cette approche perpétue un mythe nuisible : que la surutilisation des réseaux sociaux concerne uniquement les jeunes.

En réalité, les adultes sont tout aussi vulnérables à la conception persuasive et axée sur la récompense des plateformes sociales. Si nous voulons réellement atténuer les effets néfastes du numérique, il faut des solutions inclusives et systémiques — et non des restrictions qui visent uniquement les enfants.

Restreindre l’accès à une génération qui a grandi avec ces technologies revient à interdire les téléphones aux adultes. Cela risque d’accentuer la détresse, l’anxiété et la résistance — surtout quand les plateformes créent intentionnellement une dépendance.

La dépendance des adultes, le grand oublié

De plus en plus d’études montrent que l’usage compulsif des réseaux sociaux ressemble fortement aux dépendances comportementales comme le jeu. Une étude publiée en 2025 dans Addictive Behaviors Reports révèle que les adultes manifestent les mêmes symptômes de dépendance : perte de contrôle, symptômes de sevrage, perturbations du sommeil, du travail et des relations. Ces effets sont fréquents chez les étudiants universitaires, les professionnels et même les parents — ceux-là mêmes censés guider les jeunes.

Pourtant, la majorité des politiques, des discussions et des interventions restent centrées sur les jeunes. Le fardeau est laissé aux familles et aux écoles, tandis que la conception même des plateformes — pensée pour maximiser l’engagement — demeure intacte.

Même la députée caquiste Amélie Dionne, présidente du comité, a reconnu que cette limite d’âge serait difficile à faire respecter. Comme c’est souvent le cas en ligne, quelques clics ou l’autorisation d’un parent suffisent à contourner la règle. Pendant ce temps, les utilisateurs de tous âges restent exposés à des fonctionnalités provoquant la dépendance, comme le défilement infini, les boucles algorithmiques et les récompenses intégrées.

L’éducation ne suffit pas

Certains avancent que l’éducation numérique pourrait aider. Mais nous avons déjà vu ce scénario. Dans les années 1970 et 1980, les campagnes de santé publique ont alerté le public sur les dangers du tabac. Cependant, sans politiques plus strictes ni changement de l’industrie, les taux de tabagisme sont restés élevés.

La même logique s’applique ici. Comme le montre le chercheur Daniel Kahneman, nous avons tendance à opter pour des plaisirs immédiats, et certains (comme faire défiler un fil d’actualité) malgré leurs conséquences lointaines et incertaines (comme le stress ou l’insomnie). L’éducation peut sensibiliser, mais elle ne suffit généralement pas à contrer les mécanismes cognitifs profondément ancrés.

Une conception plus intelligente, pas seulement des règles plus strictes

La solution doit aussi venir de la conception des plateformes elles-mêmes. Une revue systématique publiée en 2023 dans le Journal of Medical Internet Research conclut que la plupart des interventions actuelles contre la surutilisation sont soit trop faibles pour être efficaces, soit trop exigeantes pour être généralisées. Les « détox numériques » n’apportent qu’un soulagement temporaire, tandis que les applications thérapeutiques demandent une grande motivation et une bonne littératie en santé mentale.

Une solution de rechange prometteuse repose sur les « nudges » — de petites incitations bien placées qui orientent l’utilisateur vers des habitudes plus saines sans restreindre sa liberté. Une étude de 2021 a montré que de simples rappels pendant le défilement réduisaient de beaucoup le temps d’utilisation. D’autres outils, comme les limites de temps, invitent à la réflexion, et les fonctions de responsabilisation permettent d’aligner l’usage technologique sur les objectifs personnels à long terme.

Des coups de pouce numériques pour tous, pas seulement pour les jeunes

Si le Québec souhaite s’imposer comme un leader en matière de bien-être numérique, il devrait promouvoir des outils pensés pour l’ensemble des utilisateurs, et non uniquement pour les mineurs. Cela pourrait passer par l’intégration de tableaux de bord permettant de visualiser son temps d’écran, par l’utilisation de l’intelligence artificielle pour signaler un usage passif prolongé ou encore par la mise en place de modes de concentration personnalisables favorisant une déconnexion en douceur. Des bilans hebdomadaires invitant à la réflexion personnelle pourraient également renforcer une relation plus saine aux plateformes numériques.

Contrairement aux interdictions, ces outils s’appuient sur la psychologie humaine et reconnaissent que la surutilisation est souvent une question de conception des plateformes, et non de volonté individuelle.

Une responsabilité partagée

Cette approche allège aussi la pression sur les parents. Comme l’a bien dit le député Enrico Ciccone, après avoir rapporté en commission sur les écrans que les enfants voulaient unanimement passer plus de temps avec leurs parents : « On ne blâme pas les parents parce qu’ils ne peuvent pas aller camper le week-end. » Un modèle qui repose uniquement sur la surveillance familiale est voué à l’échec — surtout si les adultes eux-mêmes peinent à gérer leur propre utilisation.

Nous avons besoin d’un cadre de responsabilité partagée qui inclut la responsabilisation des plateformes, des politiques fondées sur des données probantes et des outils numériques accessibles — au même titre que les applications de météo ou de cartes préinstallées sur nos téléphones. Le bien-être numérique devrait être tout aussi facilement accessible.

Le rapport du comité ouvre une conversation essentielle. Mais, pour véritablement protéger la santé mentale à l’ère numérique, il faut dépasser les réponses centrées sur les jeunes. La surutilisation des réseaux sociaux est une crise générationnelle, pas seulement un écart entre les générations.

Ne ratons pas l’essentiel, avant de faire défiler l’écran une fois de trop.




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