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Aller au-delà des produits pour une véritable équité menstruelle
Cet articlé a été publié dans Le Devoir.
La montée des politiques publiques en matière de produits menstruels, tant au Canada qu’à l’international, s’inscrit dans un mouvement plus large pour l’équité menstruelle, qui contribue à une plus grande visibilité des règles dans l’espace public. Les médias rapportent régulièrement les dernières « victoires » en matière de politiques menstruelles, diffusant ces nouvelles à l’échelle mondiale. Au Canada, les avancées qui facilitent l’accès aux produits menstruels dans les lieux publics méritent d’être saluées. Toutefois, la précarité menstruelle ne se résume pas à la distribution gratuite de serviettes et de tampons.
Réduite à la seule question des produits, la précarité menstruelle est devenue un argument mobilisateur fort pour capter l’attention du public et obtenir des gains politiques. Pourtant, cette notion renvoie à une réalité bien plus large, qui englobe l’accès insuffisant à des produits abordables, à des installations sanitaires adéquates et à une éducation permettant de gérer sainement ses règles. Nous commençons à peine à mesurer l’ampleur et les répercussions de cette précarité au Canada. Un sondage mené en 2023 par Plan International Canada révèle qu’une Canadienne menstruée sur quatre a déjà dû choisir entre se procurer des produits menstruels, se nourrir ou payer son loyer.
À l’échelle fédérale et provinciale, les politiques mises en place ont surtout ciblé l’accessibilité physique et financière des produits, notamment dans les milieux de travail et les établissements d’enseignement. En 2015, à la suite d’une campagne menée par des militantes pour l’équité menstruelle, le gouvernement fédéral a éliminé la taxe sur les produits menstruels. Plus récemment, il a modifié le Code canadien du travail pour obliger les employeurs sous réglementation fédérale à fournir gratuitement des produits menstruels dans leurs lieux de travail. Depuis 2018, plusieurs provinces ont lancé des projets pilotes dans les écoles publiques, de la maternelle à la 5e secondaire, en partenariat avec une grande chaîne de pharmacies. En 2019, la Colombie-Britannique a adopté une politique imposant aux commissions scolaires de fournir gratuitement des produits menstruels à tout élève qui en aurait besoin.

Au Québec, ce sont les municipalités qui prennent les devants. À Montréal, l’équité menstruelle se traduit par des initiatives telles que la distribution gratuite de serviettes hygiéniques jetables dans certains bâtiments publics. La Ville a aussi introduit des subventions dans 17 arrondissements pour favoriser l’achat de produits menstruels durables, comme des serviettes lavables ou des sous-vêtements réutilisables.
Ces efforts, bien que louables, font face à plusieurs obstacles : l’approvisionnement est irrégulier, les produits doivent souvent être demandés et le choix est restreint — les tampons étant parfois la seule option. Des problèmes d’inclusivité, de sécurité et de sensibilisation persistent : trop peu de personnes savent que ces programmes existent. Cela laisse croire que, bien que ces programmes constituent une avancée positive, des améliorations supplémentaires sont nécessaires pour répondre aux besoins diversifiés des utilisatrices.
Les chercheuses en études critiques des menstruations soulignent aussi une contradiction troublante : on parle davantage des règles, mais presque uniquement en matière de gestion, de dissimulation et de contrôle du sang, ce qui perpétue une « culture du silence ». Ne pas réussir à cacher son sang menstruel peut encore aujourd’hui entraîner honte, malaise, voire stigmatisation. Cette focalisation sur les produits invisibilise d’autres formes d’injustice profondément liées à l’équité menstruelle.
L’endroit où les personnes sont menstruées importe. Dans les communautés autochtones éloignées ou nordiques, par exemple, des infrastructures d’eau inadéquates compliquent la gestion de l’hygiène menstruelle. Les personnes sans domicile fixe affrontent aussi des défis uniques en matière d’accès à des produits et à des installations propres et sécuritaires. En milieu carcéral, les détenues doivent naviguer dans un système de contrôle et de punition pour obtenir des produits de base comme les tampons.
Les militantes pour l’équité menstruelle font aussi le lien avec la justice environnementale. Partout au pays, des étudiantes universitaires mènent la charge en distribuant gratuitement des produits menstruels réutilisables et écoresponsables. En 2024, l’Université Concordia a accueilli l’événement Periods on Campus : Sustainable Research, Activism and Advocacy for Menstrual Equity in Higher Education, un rassemblement qui a mis en lumière la recherche, le militantisme et les actions en faveur de l’équité menstruelle dans le milieu universitaire.
Ces initiatives soulignent à la fois les conséquences environnementales des produits jetables et les risques de marchandisation des règles — lorsqu’on traite la menstruation comme un « problème » à régler avec des serviettes jetables, sans s’attaquer aux causes systémiques comme la pauvreté. Dans les communautés isolées, le manque d’eau propre et d’installations sanitaires rend difficile l’utilisation de produits réutilisables comme les coupes menstruelles. Des fabricants canadiens tentent de répondre à ces défis — pensons à la coupe Bfree, conçue pour ne pas nécessiter d’eau bouillante grâce à ses propriétés antibactériennes —, mais beaucoup reste à faire. Même dans les grandes villes, la plupart des toilettes publiques sont mal adaptées à l’usage de produits réutilisables, faute de lavabos privés, d’accès à une eau propre ou d’options hygiéniques d’élimination.
L’accès gratuit aux produits menstruels est un premier pas essentiel, mais pour atteindre une véritable équité menstruelle, il faut penser plus largement. Une éducation complète, des politiques inclusives et des actions concrètes sont nécessaires pour briser les tabous. C’est en abordant les menstruations comme une question de santé publique et de justice sociale, et non comme un simple problème d’approvisionnement, que nous garantirons à toutes les personnes menstruées le droit de vivre leurs règles dans la dignité, la sécurité et une pleine participation à la société.