Au Québec, cet ordre technocratique était à la fois spatial et culturel. Au milieu du XXe siècle, l'urbanisme est devenu un moyen pour la province d'inscrire une identité québécoise distincte dans la géographie plus large de la nation. La mise en valeur du Québec, tant sur le plan littéral que symbolique, a matérialisé les contradictions entre libération et contrôle dans la forme bâtie de la ville. La Révolution tranquille est souvent considérée comme un moment marquant au cours duquel la province a embrassé la laïcité, l'autonomie et la modernisation. Pourtant, son calme n'a jamais été synonyme de silence. Orchestrée par la prophétie du progrès, la ville bourdonnait du bruit de sa propre reconstruction. De nouvelles structures ont vu le jour tandis que les anciennes s'effondraient, et ses réformes ont eu des répercussions spatiales, remodelant Montréal pour faire écho au refrain murmuré « maîtres chez nous ».
Retrouver les récits de Chinatown
par Elizabeth Dresdner
L'équipe JIA devant le bâtiment Wing Noodles, septembre 2025. Photo: Andrew The-Anh Luk
Cet article a été sélectionné dans le cadre du numéro spécial de SHIFT « Shaping Our City » (novembre 2025), qui invitait notre communauté à soumettre des articles sur ce que signifie concevoir une ville plus équitable.
Une ville n'est jamais statique : elle est nébuleuse, constamment imaginée, planifiée et façonnée par ceux qui l'habitent. De la pointe de la croix du Mont-Royal aux sédiments au fond du canal de Lachine, Tiohtià:ke, que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Montréal, raconte une histoire de négociations incessantes sur la manière dont la ville devrait être conçue et pour qui. Pour chaque projet de rénovation mené par l'État ou de réaménagement dicté par le marché, il existe un mouvement de réponse de la part de ceux qui en sont déplacés. La forme de la ville reflète une tension permanente entre les visions imposées et les réalités vécues, produisant des cycles de déplacement superposés et récurrents.
« [Nous devons] reconnaître que l'espace est toujours en construction. Précisément parce que l'espace, dans cette lecture, est le produit de relations entre, relations qui sont nécessairement des pratiques matérielles intégrées qui doivent être mises en œuvre, il est toujours en cours de création. Il n'est jamais achevé, jamais clos. Nous pourrions peut-être imaginer l'espace comme une simultanéité d'histoires jusqu'à présent. » (Massey, 2005, p.9)
Si nous considérons la ville comme un processus continu de négociation, alors ses transformations — et ses résistances — peuvent être comprises comme des récits qui se chevauchent et sont continuellement réécrits à travers la pratique vécue. Ses manifestations tangibles, telles que les infrastructures et les espaces publics, se matérialisent au sein de ces relations enchevêtrées. La transformation urbaine à Montréal s'est toujours déroulée de manière inégale selon les origines ethniques, les classes sociales et les zones géographiques. Cependant, c'est précisément dans cette inégalité que naissent les solidarités, non seulement comme actes de survie, mais aussi comme moyens de (re)prendre possession du changement dans les quartiers.
L'ordre silencieux de Montréal
Au Canada, l'injustice spatiale et le déplacement des populations ont une longue histoire, qui remonte à la fondation même de la nation en tant que projet colonial. Située sur le territoire non cédé des Kanien'kehá:ka, la structure d'extraction, de déplacement et d'effacement continue de soutenir ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Montréal. De l'imposition de grilles cadastrales et de concessions foncières sous les régimes français et britannique aux projets du XXe siècle qui promettaient un renouveau, la construction de Montréal s'est appuyée sur un ordre rationnel de l'espace. Construire la ville à partir d'une vue aérienne nécessitait de la rendre lisible, en réduisant les réalités sociales à des formes codifiées, souvent au détriment des complexités et des épistémologies locales. L'urbanisme est devenu un instrument de la technologie de lisibilité de l'État, convertissant les paysages en cartes, les personnes en ensembles de données et les moyens de subsistance en fonctions économiques.
Article traitant de l'opposition à la construction du complexe Guy-Favreau, tiré du journal Le Jour, 1976.
Source : Archives de la Ville de Montréal
Des expropriations de la Petite-Bourgogne aux pâtés de maisons occidentaux de Chinatown, la modernisation et le nationalisme ont dansé en harmonie dans le spectacle urbanistique du milieu du siècle à Montréal. Les autoroutes, les mégaprojets et les programmes de rénovation ont joué un rôle déterminant dans cette performance, où la chorégraphie du progrès reposait sur le déplacement de ceux qui étaient relégués en coulisses.
L'action communautaire a toujours été étroitement liée au développement de Montréal, car l'érosion des liens de voisinage a toujours été combattue par les personnes les plus touchées.
Bien que Montréal ne soit pas unique à cet égard, car ces forces opèrent à l'échelle mondiale, leurs répercussions se manifestent quotidiennement dans des contextes localisés. Nos systèmes de gestion et de gouvernance restent liés à des modèles qui fragmentent nos villes, provoquent des crises d'accessibilité financière et érodent le patrimoine. La logique du progrès, de la croissance économique et de la modernité qui inspire les politiques et l'aménagement urbains visant à créer une « ville de classe mondiale » se traduit par une répartition asymétrique des avantages, au détriment prévisible des communautés habituellement maintenues dans des conditions précaires.
Montréal est une ville qui a redéfini à plusieurs reprises les limites de la solidarité et les pratiques qui la sous-tendent. De la colonisation et de la dépossession des peuples autochtones aux siècles de contestations religieuses, linguistiques et nationalistes, en passant par les transformations politiques de la Révolution tranquille, chaque période a été marquée par des luttes incessantes pour les droits, l'identité et l'autodétermination. Ces processus ne sont pas fortuits : ils sont au cœur de la manière dont le (re)développement se déroule comme une négociation permanente de l'appartenance.
Chinatown, un microcosme
L'action communautaire a toujours été étroitement liée au développement de Montréal, car l'érosion des liens de voisinage a toujours été combattue par les personnes les plus touchées. Le quartier chinois de Montréal est un microcosme de ces contradictions urbaines, un quartier marqué par des forces interdépendantes d'exclusion, de déplacement et de résilience. Apparu au XIXe siècle dans un contexte de discrimination raciale et de politiques d'exclusion, le quartier chinois s'est formé grâce à des réseaux d'entraide et de survie créés par ses habitants. Les premiers résidents chinois, exclus des emplois et des services traditionnels, ont transformé des espaces marginaux en lieux d'appartenance. Ces tissus sociaux ont été préservés grâce à un patrimoine tangible et intangible, ancré dans des bâtiments associatifs, des institutions religieuses et des maisons en rangée, et transmis à travers les générations qui les ont habités. Ensemble, ils ont jeté les bases d'un quartier ancré dans l'autodétermination, où les liens d'entraide continuent aujourd'hui encore de souder la communauté.
Image tirée du film Big Fight in Little Chinatown (2022) montrant les projets de développement qui empiètent sur les portes rouges de Chinatown; réalisé par Karen Cho
Au fil des décennies, Chinatown a subi des incursions répétées : des expropriations qui ont entraîné la perte des deux tiers du tissu bâti, ou plus récemment, des pressions liées à des projets de réaménagement spéculatifs. Ainsi, la tension entre exclusion et persistance s'inscrit directement dans la forme du quartier, où les immeubles en copropriété nouvellement construits dominent les bâtiments centenaires des associations, où les vitrines vides restent inoccupées tandis que les touristes passent devant, et où des projets comme la Place des Montréalaises sont érigés pour « offrir une passerelle entre le centre-ville et le Vieux-Montréal » sans reconnaître le quartier qu'ils bordent. Ces conditions qui se chevauchent ne sont pas des contradictions, mais des continuités du quartier chinois qui perdure en tant qu'espace urbain « intermédiaire », où les histoires vécues persistent malgré les pressions systémiques visant à assainir, moderniser ou, plus récemment, touristifier.
Chaque vague de perturbations a mis à l'épreuve la capacité d'adaptation du quartier tout en révélant sa force. Sa survie témoigne d'une résilience plus profonde, enracinée dans une gestion collective qui continue de contester la chorégraphie d'effacement de la ville. Le quartier chinois fonctionne à la fois comme un microcosme d'autres quartiers marginalisés et comme un macrocosme de la condition urbaine de Montréal, où les tensions générales de la ville sont amplifiées.
Chinatown : un modèle et un mode
Cependant, les notions de résilience, de force et de déplacement qui caractérisent souvent des quartiers comme Chinatown ne permettent guère d'intervenir dans ces cycles de déplacement. La résilience seule ne peut remplacer la justice. Endurer sans s'attaquer aux structures qui causent du tort risque de naturaliser la précarité comme une condition de l'urbanité. L'urbanisme réactif n'est pas un urbanisme révolutionnaire : il absorbe les chocs, mais laisse la structure vide. La véritable intervention commence lorsque le terrain lui-même change, lorsque les communautés ne se contentent pas d'être résilientes face au changement, mais deviennent les auteurs de leur propre changement.
Le récit transforme l'urbanisme d'un processus technocratique en un processus démocratique, reconnaissant que l'aménagement ne concerne pas seulement ce qui est construit, mais aussi ce qui est vécu.
À Chinatown, ce changement s'est déjà opéré. L'action communautaire est passée d'une posture de résilience réactive à une stratégie proactive. Grâce à la défense des politiques, au déclassement des zones, aux partenariats avec des instituts de recherche et à la planification participative, les acteurs de Chinatown ne se contentent plus de réagir au déplacement, mais remodèlent les cadres mêmes de la planification.*
Vue aérienne du chantier du complexe Guy-Favreau. 1981.
Photo de Philippe Dumais. Archives de la Ville de Montréal. VM94-B259-025.
Les stratégies qui prennent racine dans le quartier chinois se cristallisent parallèlement à des mouvements à travers Montréal — de Parc-Extension à Milton-Parc — où les résidents ont perturbé le rythme de la spéculation en construisant des cadres collectifs de propriété et d'entretien.* Ces initiatives ne sont pas seulement protectrices, elles sont aussi génératrices : elles revendiquent le changement dans les quartiers par le biais de la propriété communautaire en tant que stratégie et relation sociale. Dans cette convergence de luttes et d'histoires, Chinatown résonne au-delà de ses frontières marquées. Il devient une façon de penser et de participer à l'urbain : un rappel que les modèles ne sont jamais statiques et que les modes d'être, une fois partagés, peuvent refaire la ville elle-même.
Résister à la domination, ce n'est pas seulement s'opposer au pouvoir, c'est aussi le transformer, en transformant la résistance en création et en imaginant des avenirs dans lesquels les communautés définissent les conditions de leur propre survie.
Le récit comme outil de planification
La planification urbaine revendique depuis longtemps la paternité de la ville à travers des cartes, des plans et des priorités. Pourtant, seule la multiplicité des habitants permet de connaître la ville. Leurs récits ne viennent pas s'ajouter à la planification : ils la constituent, servant de médiateurs entre la perception et la possibilité. À Chinatown, les histoires elles-mêmes sont devenues une forme de planification. Le patrimoine matériel et immatériel sont indissociables : l'architecture et la mémoire, la structure et le sentiment sont liés de manière à donner toute leur importance à ces espaces. Le patrimoine est également un processus continu, jamais statique ni figé dans le temps. Chinatown est vivant, habité et animé, et ceux qui y résident, y travaillent et s'y rassemblent contribuent activement à sa continuité. Ces pratiques narratives résistent à l'abstraction, plaçant l'expérience vécue au centre de la transformation urbaine. La narration transforme l'urbanisme d'un processus technocratique en un processus démocratique, reconnaissant que l'urbanisme ne concerne pas seulement ce qui est construit, mais aussi ce qui est vécu.
Exposition publique de récits intitulée « Made in Chinatown », dirigée par JIA et Chris Lau, mettant en lumière les histoires quotidiennes, les souvenirs et les espoirs des membres de la communauté de Clark Street.
Source : Rachel Cheng
La mémoire fonctionne comme une forme de conception politique et spatiale : à travers les récits oraux et les archives communautaires, donner la parole à la communauté à la première personne et au présent apparaît comme un acte émancipateur. Ces récits ne sont pas de simples artefacts culturels. Ce sont des interventions spatiales qui contestent l'effacement et proposent d'autres géographies d'appartenance.
Imaginer autrement
Si l'espace représente une « simultanéité d'histoires jusqu'à présent », alors la ville est un texte inachevé, qui est continuellement réécrit. Afin de planifier autrement, nous devons d'abord imaginer autrement. Le droit à la ville n'est pas seulement un droit d'occuper l'espace, mais aussi un droit de coécrire son histoire en cours, d'intervenir dans la manière dont le récit urbain est écrit et par qui. L'histoire de Chinatown offre un vocabulaire pour cette réimagination. Elle nous rappelle que la résistance n'est pas seulement oppositionnelle, mais aussi créative : elle construit de nouvelles formes de solidarité, de connaissance et de gouvernance. Résister à la domination, ce n'est pas seulement s'opposer au pouvoir, mais aussi le transformer, en transformant la résistance en création et en imaginant des futurs dans lesquels les communautés définissent les termes de leur propre endurance. Ces actes font pencher l'horizon vers un paysage urbain différent, qui s'élève dans une écriture collective et une continuité durable.
Pour en savoir plus sur les actions communautaires menées à Chinatown, lisez notre autre article présentant la Fondation JIA, ou rendez-vous sur leur site web pour consulter leurs recherches sur les outils immobiliers collectifs à Parc-Extension et Milton-Parc (EN).
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