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Consommer la queeritude : homonormativité, urbanisme et les espaces queer à Montréal

par Nicholas Martino

Photo of the outside of a bar in Montreal's Gay Village Photo from Carl Campbell, via Flickr: https://www.flickr.com/photos/c-b-campbell/

Situé au cœur du centre-ville de Montréal, le Village est l'un des quartiers queer les plus connus d'Amérique du Nord. Mais derrière cette image se cache une histoire plus profonde liée à l'urbanisme, aux inégalités et à l'exclusion. Les premiers bars et lieux de rassemblement LGBT-friendly, initialement concentrés autour de Sainte-Catherine Ouest et de la rue Crescent, ont été systématiquement déplacés lors des campagnes de « nettoyage » menées en prévision de l'Expo 67 et des Jeux olympiques d'été de 1976. Ces efforts visant à « moderniser et assainir » l'image de la ville ont contraint la communauté queer de Montréal à se déplacer vers Sainte-Catherine Est, où le Village actuel s'est finalement développé. Cependant, la démographie du Village a considérablement changé depuis ces premières années. Au début des années 2000, 60 % des résidents s'identifiaient comme des hommes, contre 48 % dans l'ensemble de la ville, tandis qu'entre 1991 et 2001, le revenu médian des résidents a augmenté de 70 %. Ces changements reflètent une transformation plus profonde de l'identité du Village : ce qui était à l'origine un espace marginalisé et alternatif est devenu un quartier raffiné, dominé par les hommes, qui reflète les tendances générales de gentrification, de consommation et de création de frontières symboliques.  

Le Village est plus qu'un quartier, c'est le résultat de décisions en matière de zonage, de réaménagement et d'urbanisme qui ont déterminé qui se sent chez soi dans la ville. Le Village constitue donc un lieu unique pour explorer l'intersection entre l'identité, les structures sociales dominantes et les normes culturelles au sein des communautés et des espaces queer. De par sa construction en tant qu'espace de consommation et son attrait croissant pour les visiteurs hétérosexuels, le Village reproduit les normes de l'homonormativité qui privilégient la masculinité blanche et bourgeoise et marginalisent les autres, révélant ainsi comment les échecs de l'urbanisme (fondés sur des priorités néolibérales plutôt que sur les besoins de la communauté) peuvent transformer des espaces de résistance en espaces d'exclusion.  

Que signifie un espace urbain équitable, et où avons-nous échoué dans sa construction ? Dans le cas du Village, l'exclusion ne provient pas d'actes de discrimination ouverts, mais des aspects cachés de la conception de la zone : du zonage qui favorise les entreprises au détriment des espaces communautaires aux choix d'urbanisme qui favorisent la visibilité tout en s'appuyant sur les inégalités.

View of Sainte-Catherine Street in Montreal's Gay Village Photo from Brandon Bartoszek, via Flickr: https://www.flickr.com/photos/eridony/

 Le Village constitue donc un lieu unique pour explorer l'intersection entre l'identité, les structures sociales dominantes et les normes culturelles au sein des communautés et des espaces queer.

Statut, espace et frontières symboliques  

Dans les villes nord-américaines contemporaines, les groupes dominants sont définis par les valeurs de la masculinité blanche, cisgenre et issue de la classe supérieure. Ces valeurs déterminent non seulement qui a accès à la richesse ou au pouvoir, mais aussi quels modes de vie sont considérés comme légitimes dans la vie urbaine. Ces hiérarchies s'étendent également aux espaces queer, où elles sont intériorisées et reproduites à travers l'« homonormativité », définie par Eric Knee comme une tendance à l'assimilation au sein des communautés LGBTQ+ qui s'aligne sur les normes de la société dominante. Elle se caractérise par « la domination des hommes blancs riches au sein de la communauté LGBTQ, créant une hiérarchie d'inclusion basée sur la race, la classe sociale, le genre et l'âge ». En ce sens, l'homonormativité reflète l'hétéronormativité : elle privilégie certaines identités tout en marginalisant d'autres, en particulier les personnes racialisées, à faibles revenus, transgenres et non conformes au genre. Cette internalisation des valeurs dominantes opère à travers ce que Knee appelle des frontières symboliques : « des distinctions conceptuelles faites par les acteurs sociaux pour catégoriser les personnes, les pratiques et même l'espace ». Ces frontières déterminent qui appartient à la communauté, qui est visible et quelles expériences définissent l'image de la communauté. Dans le Village de Montréal, les frontières symboliques se ressentent non seulement dans la vie sociale, mais aussi dans la configuration physique du quartier lui-même.

Le Village, un espace urbain homonormatif  

La conception physique et symbolique du Village révèle comment l'urbanisme peut renforcer l'exclusion sous le couvert de l'inclusivité. La rue principale du quartier, Sainte-Catherine Est, est bordée d'établissements qui projettent une vision très spécifique de la vie queer, dominée par la blancheur, la masculinité et le consumérisme. Prenons l'exemple du coin de Sainte-Catherine Est et Montcalm, où trois lieux emblématiques (G.I. Joe, Stock Bar et Club Unity) se trouvent dans un même pâté de maisons. G.I. Joe, un sauna gay pour hommes, affiche des images d'hommes blancs musclés dans des poses provocantes le long de ses fenêtres obscurcies. De l'autre côté de la rue, le Stock Bar arbore le drapeau traditionnel à six couleurs de la fierté, mais n'a pas adopté le drapeau de la fierté progressiste inclusif pour les personnes intersexuées, qui représente explicitement les personnes racialisées, transgenres et intersexuées. 

Photo of the outside of a bar in Montreal's Gay Village Photo de MontrealIsGay.com, via Flickr

À côté, le Club Unity, l'une des plus grandes discothèques du Village, arbore le même drapeau et une enseigne fluorescente sur laquelle on peut lire « Boys, boys, boys ! », visible depuis la rue. Ces repères visuels et spatiaux ont leur importance : ils déterminent qui se sent le bienvenu et qui ne l'est pas. Pour les personnes queer de couleur, les personnes transgenres et les femmes, cela signifie que le Village s'adresse à une population d'hommes gays cisgenres. L'absence totale de bars lesbiens ou de lieux destinés aux femmes souligne encore davantage ce point. Malgré la réputation d'ouverture de Montréal, la ville n'a pas eu un seul bar lesbien dans son Village depuis des années.

Ces dynamiques révèlent comment les décisions en matière d'urbanisme et de zonage, bien qu'apparemment neutres, peuvent reproduire les inégalités. La priorité accordée aux activités nocturnes et aux commerces axés sur la consommation plutôt qu'aux espaces communautaires renforce l'identité du Village en tant que zone commerciale plutôt que lieu de solidarité. Lorsque l'urbanisme favorise la consommation, l'inclusivité devient esthétique plutôt que structurelle. 

Le rebranding du Village : d'espace queer à destination touristique  

La transformation du Village en lieu de consommation n'est pas unique ; elle reflète les tendances néolibérales plus larges en matière de réaménagement urbain. Alors que les villes se font concurrence pour attirer les investissements et les touristes, les quartiers autrefois définis par la résistance sont réinventés en zones de diversité commercialisables. Knee observe que les quartiers gays deviennent souvent « des espaces gays (masculins) qui favorisent l'assimilation aux normes hégémoniques et à l'idéologie néolibérale tout en dépolitisant leur population ». 

Ce processus est particulièrement visible dans la popularité croissante du Village auprès des visiteurs hétérosexuels. Mark Casey décrit comment la scène urbaine « branchée » a conduit à la « re-hétérosexualisation » des lieux gays, où les clients hétérosexuels consomment l'esthétique queer sans s'engager dans sa politique. Comme il le note, « le désir de fréquenter le prochain lieu « branché » de la ville peut de plus en plus l'emporter sur l'identité sexuelle supposée d'un lieu et sa clientèle cible ». Les bars historiquement destinés aux hommes gays sont désormais fréquentés par des visiteurs hétérosexuels qui recherchent le frisson « sans risque » de la vie nocturne queer. Casey met en garde contre le fait que de telles évolutions créent des « exclusions préjudiciables », car les nouvelles formes d'inclusion se font souvent au détriment des membres marginalisés de la communauté d'origine.

Alors que les villes se font concurrence pour attirer les investissements et les touristes, les quartiers autrefois définis par la résistance sont réinventés en zones de diversité commercialisables.

Ce processus d'intégration se traduit par un changement subtil mais révélateur : le quartier n'est plus appelé « le Village gay », mais simplement « le Village ». À première vue, ce changement peut sembler progressiste, comme une tentative de dépasser les étiquettes. Mais symboliquement, il représente une effacement plus large de l'identité queer du paysage urbain. En supprimant le mot « gay », le Village se détache de ses racines historiques en tant que lieu de lutte, d'activisme et de résistance des marginalisés. En conséquence, la communauté même qui a construit ce quartier se retrouve éloignée de l'espace qu'elle a autrefois créé. À mesure que le Village devient de plus en plus commercial, son rôle en tant que lieu d'activisme et de renforcement communautaire s'amenuise. 

Planification, pouvoir et communauté  

Ce que le Village illustre, c'est que l'exclusion dans la ville commence souvent bien avant la construction. Elle commence dès la phase de planification, dans les décisions relatives au zonage, au réaménagement et à l'utilisation des sols qui privilégient le profit et la visibilité plutôt que l'appartenance. Si un espace urbain équitable signifie créer des environnements où tous les membres d'une communauté peuvent s'épanouir, alors le Village nous montre à quel point cet objectif peut facilement être perdu de vue. Pourtant, l'histoire du Village montre également qu'il est possible de reconquérir l'espace urbain queer grâce à une planification centrée sur la communauté. Cela peut prendre plusieurs formes : soutenir les petites entreprises appartenant à des personnes queer et à des personnes noires, autochtones et de couleur (BIPOC), donner la priorité aux logements abordables, mettre en place des espaces réservés aux groupes queer sous-représentés et intégrer des cadres antiracistes, féministes et inclusifs envers les personnes transgenres dans la planification municipale. De telles mesures peuvent réaffirmer le rôle du Village en tant qu'espace de résistance et d'activisme. 

L'évolution du quartier, qui est passé d'un espace marginalisé à un quartier commercialisé, révèle comment les décisions d'urbanisme fondées sur la consommation reproduisent l'exclusion, même dans des espaces prétendument construits autour de l'inclusion. En intériorisant les valeurs dominantes liées au statut social, le Village en est venu à refléter les hiérarchies sociales plus larges liées à la race, à la classe sociale, au genre et à la sexualité. Malgré ce défi, en commençant à reconnaître comment l'urbanisme et l'aménagement façonnent la vie communautaire, nous pouvons ouvrir la voie à un avenir plus inclusif. En fin de compte, la question n'est pas seulement de savoir comment nous planifions nos villes, mais pour qui nous les planifions. Le Village nous rappelle que la construction d'un espace véritablement inclusif nécessite plus que des passages piétons arc-en-ciel ou des drapeaux arc-en-ciel. Cela signifie repenser la façon dont nos villes sont construites et s'assurer que chaque communauté y ait une place réelle. 

Headshot of article writer Autumn Godwin

Nicholas Martino est étudiant en première année de maîtrise en sociologie à l'Université Concordia. Ses recherches portent sur les espaces urbains queer, en particulier sur la manière dont les dynamiques d'inclusion et d'exclusion façonnent les expériences des personnes LGBTQ+. Originaire de Montréal, il se passionne pour une meilleure compréhension de la ville qu'il considère comme son foyer. 

Bibliographie

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