Skip to main content

Le monde du travail redéfini

Faites connaissance avec des membres de la communauté de Concordia qui contribuent à l’évolution des milieux de travail
18 avril 2023
|
Par Damon van der Linde, BA 08


Photo: Shutterstock

Eliza Baynes, B.A. 2008, a quitté son emploi de bureau en espérant ne plus jamais travailler à temps plein comme salariée. Lasse des tâches administratives, des courriels et des réunions qui lui paraissaient interminables, elle aspirait à devenir rédactrice professionnelle indépendante.

« Je me demandais si j’étais la seule à me sentir ainsi, raconte-t-elle. Puis la pandémie est arrivée, et tout le monde s’est mis à envisager le travail différemment. »

La COVID-19 est venue tout bouleverser. Les cubicules des employés de bureau ont été remplacés par leur table de cuisine. Le fardeau des personnes qui ne pouvaient pas rester à la maison, comme les intervenants d’urgence et les travailleurs d’usine, était immense. D’autres personnes ont été mises à pied et forcées de se trouver un nouveau gagne-pain.

Mme Baynes gagnait une heure de transport grâce au télétravail, mais elle passait une heure de plus derrière son écran. Malheureuse et incapable de trouver un équilibre viable, elle a démissionné en mars 2022.

La plupart des raisons qui lui avaient fait imaginer la fin de sa routine de neuf à cinq existaient bien avant la COVID-19, et elle est loin d’être la seule dans cette situation. Face à l’offre et à la demande, aux avancées technologiques, aux changements démographiques et aux changements de valeurs sociétales, le monde du travail n’a pas d’autre choix que d’évoluer.

Le bon côté de la pandémie

Eliza Baynes, BA 08

À l’instar de Mme Baynes, de nombreux employés ont abandonné la sécurité d’un emploi à temps plein, par choix ou par nécessité, pour travailler dans l’économie à la demande.

« La pandémie a eu un bon côté et a amené les gens à revoir leur définition du travail. L’économie à la demande est maintenant mieux comprise », explique le professeur adjoint au Département de management Steve Granger, dont le projet de recherche à l’École de gestion John-Molson examine comment l’adversité est vécue au travail selon une approche holistique.

On pense souvent aux applications de livraison de nourriture, mais l’économie à la demande est beaucoup plus vaste. Elle est principalement constituée de travailleurs du savoir, comme des rédacteurs et des programmeurs de logiciels. Le Pr Granger souligne que le travail à distance s’accompagne souvent de nombreuses caractéristiques positives, dont le sentiment d’autonomie qui est l’un des meilleurs prédicteurs de la satisfaction au travail.

La recherche constante de nouveaux contrats apporte toutefois son lot de stress.

« C’est une forme subtile d’anxiété qui n’affecte pas les travailleurs traditionnels », poursuit Steve Granger, qui participe à un projet international intitulé The Gig Work Life.

« Le projet a essentiellement pour but de faire progresser les connaissances scientifiques et les données probantes sur l’expérience des travailleuses et travailleurs à la demande et de les outiller durablement et efficacement. »

Rendue possible par les moyens technologiques et nourrie par les vaines promesses du capitalisme tardif, la transition vers le travail à distance autonome a été accélérée par la pandémie. Pour celles et ceux qui ont évité des déplacements stressants et qui ont gagné en indépendance, le changement s’est avéré salutaire. Pour d’autres, le changement a brouillé les frontières personnelles et professionnelles, accentuant du même coup le sentiment d’isolement.

Tracy Hecht

Avant la pandémie, le télétravail était souvent une récompense offerte aux employés performants, fait remarquer Tracy Hecht, professeur agrégée au Département de management, dont les travaux de recherche explorent l’interface travail-vie personnelle.

« Ces heureux élus avaient une grande latitude, poursuit-elle. En travaillant à temps plein à domicile, ils ont appris à séparer le travail de la vie privée. »

L’adaptation n’a pas été aussi facile pour les personnes qui ont été contraintes de rester à la maison pendant la pandémie. Les fermetures d’école ont mis à rude épreuve les employés ayant de jeunes enfants, tandis que les personnes seules ont souffert du manque de contacts humains.

« Le télétravail ne comportait certainement pas les mêmes avantages et les mêmes difficultés pour tout le monde », observe la Pre Hecht.

La santé physique des employés a également été mise à mal pendant la pandémie. En plus de courir le risque de contracter le virus, les travailleuses et travailleurs ont été privés de leurs activités physiques quotidiennes, qu’il s’agisse de prendre leur vélo pour se rendre au bureau ou de profiter de l’heure du dîner pour s’entraîner.

« Un milieu de travail stimulant passe par des employés heureux et en santé, et l’activité y est pour beaucoup », mentionne Christina Della Rocca, B.A. 1997, spécialiste du bien-être au travail et fondatrice de Peak Santé. Pour combattre la sédentarité de plus en plus présente dans nos modes de vie, elle crée des programmes holistiques adaptés aux besoins et aux désirs des organisations et de leurs employés.

« Le bien-être au travail va bien au-delà des conférences d’une heure sur la nutrition ou des séances de cardio, précise-t-elle. Il ne se résume pas non plus aux avantages offerts aux employés. Le bien-être doit faire partie intégrante de la culture organisationnelle. »

Discrimination sur le lieu de travail

Des efforts significatifs pour combler les lacunes en matière d’équité, de diversité et d’inclusion favorisent aussi un milieu de travail sain. Après des décennies d’inaction, bon nombre d’établissements et d’organisations adoptent des politiques pour corriger la situation.

Karine Bah Tahé, BComm 11

Dans ses fonctions de directrice générale d’un organisme de formation en milieu de travail, Blue Level, Karine Bah Tahé, B. Comm. 2011, élabore des stratégies pour accroître la diversité, éliminer la discrimination et mettre fin aux pratiques non inclusives.

Elle souligne que durant la pandémie, seulement 3 % des travailleuses et travailleurs américains s’identifiant comme Noirs ont manifesté l’intérêt de retourner au bureau à temps plein. Cette proportion grimpait à 21 % du côté de leurs collègues blancs.

« Cet écart pourrait suggérer que le télétravail est plus attrayant parce qu’il élimine les microagressions et atténue le sentiment d’exclusion. » Ses propres expériences du racisme et de la « mysogynoire » – une discrimination à la fois sexiste et raciale – l’ont poussée à fonder Blue Level en 2018 après une carrière dans le milieu des affaires et en journalisme.

En plus d’offrir de la formation générale sur la lutte contre la discrimination, son organisme crée des plateformes d’apprentissage accessibles et ultraspécifiques, parfois pour des entreprises qui comptent des centaines de milliers d’employés. Blue Level s’intéresse aussi aux mesures qui peuvent être prises pour s’attaquer aux préjugés insidieux que l’on trouve dans divers milieux de travail, que ce soient des hôpitaux ou des cabinets comptables.

« La discrimination peut avoir de graves conséquences sur la qualité des soins prodigués aux patients. Elle peut aussi freiner l’avancement professionnel des travailleurs en les privant de promotions et d’occasions de mentorat. »

De retour au bureau? 

La signification d’un retour à la normale post-pandémie n’est pas encore très claire pour les employeurs et les employés.

Pour beaucoup de personnes en télétravail qui ont apprécié leur autonomie, passer une quarantaine d’heures par semaine dans un bureau est maintenant impensable. Bien des organisations proposent un modèle hybride en guise de compromis.

De leur côté, les services des RH font des pieds et des mains pour dénicher des talents locaux, mais le faible taux de chômage les oblige à élargir leurs recherches. Or, les personnes embauchées pour travailler à distance peuvent avoir de la difficulté à prendre leur place.

« Les gens en télétravail craignent parfois, à tort ou à raison, d’être ignorés pour les promotions, relève Tracy Hecht. On oublie parfois les personnes qu’on ne voit plus. » Elle souligne qu’on se pose aussi la question de bonifier la rémunération des employés sur place. Les travailleuses et travailleurs à la chaîne n’ont pas le luxe du nomadisme numérique, après tout.

« Comment faire pour que ce soit équitable pour tout le monde? » se demande la Pre Hecht. « Je pense que les entreprises auront beaucoup de défis à relever avant de trouver un équilibre. »

À son avis, il est difficile de prévoir où les organisations se situeront dans l’équilibre entre le travail sur place et le télétravail. Elon Musk a demandé au personnel de Tesla et de Twitter de revenir au bureau ou de démissionner. S’agit-il d’un cas marginal ou d’un présage?

« Si le balancier va dans l’autre sens et qu’une récession fait remonter le taux de chômage, les employeurs pourraient imposer le retour au bureau », avance-t-elle, ajoutant que les organisations doivent faire preuve d’agilité.

« Il est prouvé que les horaires flexibles aident les gens à atteindre un équilibre entre leur vie professionnelle et personnelle. Nous savons que la liberté d’horaire entraîne un effet net positif. »

Reste à savoir si le télétravail est vraiment gage de succès à long terme. Certaines recherches donnent à penser que les personnes productives feront bonne figure, peu importe l’endroit où elles travaillent. L’inverse est aussi vrai. Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait que le télétravail, dans bien des cas, s’est traduit par une amélioration de la collaboration.

« Le travail est devenu beaucoup plus relationnel, et les échanges entre employés se sont intensifiés », convient Gary Johns, professeur émérite distingué et titulaire de la chaire de recherche en management à l’École de gestion John-Molson.

« Les efforts créatifs sont souvent collectifs, que ce soit pour profiter des idées générées en équipe ou simplement répondre à la portée du projet. On met moins l’accent sur le rendement individuel pour se concentrer davantage sur le travail de groupe. »

Écoute et compassion

Des changements sans précédent, qu’ils soient attribuables à la pandémie ou aux rapides progrès technologiques, ont déstabilisé les employées et employés de tous les échelons. Le phénomène du télétravail aura bouleversé les habitudes des cadres intermédiaires et supérieurs, qui ne peuvent plus passer de cubicule en cubicule pour prendre des nouvelles. Comment savoir si le moral des troupes est bon et évaluer la productivité quand tout le monde travaille de la maison?

Kathleen Boies

« Il y a fort à parier que le télétravail rend les microgestionnaires très mal à l’aise », affirme Kathleen Boies, professeure au Département de management et titulaire de la chaire de recherche de Concordia en développement du leadership. « Or, le télétravail est là pour de bon. »

Les organisations ont plusieurs méthodes à leur disposition pour surveiller leur personnel en télétravail, que ce soit de façon anodine avec des réunions régulières sur Zoom ou de manière plus draconienne avec un logiciel qui calcule le nombre de frappes et surveille la navigation sur Internet. Ces pratiques peuvent parfois affecter le moral du personnel et produire le contraire de l’effet escompté.

Selon la Pre Boies, l’accent devrait être mis sur les résultats et les livrables. « Il n’est pas nécessaire de talonner vos employés pour vous assurer qu’ils ont pointé leur temps; traitez-les plutôt avec attention et compassion. Une approche du leadership fondée sur les relations fonctionne, contrairement au fait de surveiller le temps consacré aux tâches. L’un des effets de la pandémie a été d’accélérer la prise de conscience à ce sujet. »

Les gestionnaires doivent privilégier les échanges individuels fréquents avec les membres de leur équipe et être à l’écoute de leurs besoins, renchérit Kathleen Boies. « Rien de tel qu’un contact direct avec quelqu’un pour prendre le pouls d’une situation, ajoute-t-elle. Un bon leader ne peut pas agir en mode pilote automatique. »

Les caractéristiques d’un leadership efficace n’ont pas changé. Tout est question d’empathie.

« Les dirigeantes et dirigeants compétents savent lire leur environnement et leur personnel, et ils adaptent leur comportement en conséquence. Bien sûr, être le point central dans une période de grands changements peut s’avérer épuisant. Les leaders qui souffrent de fatigue professionnelle auront plus de mal à faire preuve de compassion et à gérer les émotions des autres, sans parler des leurs. » Ce problème est particulièrement répandu dans le domaine des soins de santé. La Pre Boies fait partie de l’équipe de recherche d’un programme qui aide les infirmières et infirmiers gestionnaires des hôpitaux du Québec et de l’Ontario à composer avec le stress de leur travail exigeant.

Lancé après le début de la pandémie, le Programme de leadership en soins infirmiers et soins de santé fondés sur les forces combine formation et mentorat comme mécanismes potentiels visant à atténuer l’épuisement professionnel. D’après les résultats, ce programme semble avoir aidé les participants à relever les défis et amélioré leur satisfaction au travail.

« Nous avons découvert que les activités orientées vers les progrès personnels ont fourni un réseau de soutien social qui fait rempart au stress, indique Kathleen Boies. Pour les gestionnaires de soins infirmiers et de soins de santé, les pratiques d’autogestion de la santé et le perfectionnement du leadership peuvent être utiles dans les moments difficiles. »

Les dirigeantes et dirigeants des organisations en tout genre recherchent de plus en plus de soutien pour naviguer dans les situations complexes, gérer le stress et atteindre leurs objectifs. Travailler avec un accompagnateur, qu’il s’agisse d’un employé formé ou d’un consultant externe, peut être une solution intéressante.

« Les coachs ne sont pas des thérapeutes et ne sont pas là pour dire au client quoi faire », explique Madeleine Mcbrearty, B.A. 1984, M.A. 1989, M.A. 2003, Ph. D. 2010, coach professionnelle certifiée et cofondatrice du programme Professional Goal-Centric Certified Coach (« certification de coaching professionnel axé sur les objectifs »). « Le coaching est un accompagnement visant à trouver des solutions. Si un gestionnaire améliore son approche, il y aura un effet positif sur le bien-être de tous au travail. »

Un avenir incertain

Le monde du travail a rapidement évolué depuis mars 2020. À quoi peut-on s’attendre en 2025 et par la suite? Du point de vue de la recherche, les conséquences de la pandémie sont encore trop récentes pour pouvoir faire des prévisions concluantes.

« Il y a sans aucun doute plus de questions que de réponses pour le moment », affirme Tracy Hecht.

Eliza Baynes est maintenant rédactrice à la pige. Elle choisit les contrats qui lui plaisent, gère son propre horaire et a plus de temps à consacrer à ses passe-temps et à ses proches.

Le travail autonome implique toutefois des concessions quant à la stabilité financière, aux avantages sociaux et à la sécurité qu’offre un emploi traditionnel à temps plein.

« Je ne recommanderais pas ce mode de vie à tout le monde. Mais je conseillerais de repenser nos manières de travailler. »



Retour en haut de page

© Université Concordia