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Les communautés d’adeptes en ligne peuvent favoriser la censure gouvernementale, selon une nouvelle étude de l’Université Concordia

Les travaux de la chercheuse Zhifan Luo sur les adeptes de littérature Danmei montre comment les utilisateurs des médias sociaux collaborent avec les régimes autoritaires même dans des contextes apolitiques
4 octobre 2022
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Photo par Sergey Zolkin via Unsplash

Aux quatre coins du monde, les régimes autoritaires sont entrés dans l’ère numérique, et la plupart se sont montrés efficaces pour limiter la présence en ligne des personnes qu’ils considèrent comme leurs ennemis à l’intérieur de leurs frontières — des dissidents intellectuels aux militants internationaux.

Toutefois, une nouvelle étude publiée dans la revue New Media & Society révèle que la censure n’est pas seulement exercée par l’État. En analysant les publications des membres d’une sous-culture chinoise en ligne, les chercheuses se sont rendu compte que ceux-ci prenaient régulièrement part à une forme de censure participative, même en contexte apolitique. Les co-autrices de l’étude sont Zhifan Luo, professeure adjointe de sociologie et d’anthropologie à la Faculté des arts et des sciences, et Muyang Li, de l’Université York à Toronto.

Les chercheuses ont recueilli et analysé plus de 323 000 publications et commentaires des membres de la communauté de Douban, un site de média social apolitique chinois consacré aux discussions sur la culture et le divertissement. La sous-communauté sur laquelle elles ont choisi de se pencher est adepte d’une émission de télévision adaptée d’un genre de littérature fantastique queer appelé Danmei, qui présente des relations amoureuses entre des personnages masculins.

Elles ont découvert que l’incertitude délibérément instaurée par les politiques de censure chinoises poussait les membres de la communauté à se censurer eux-mêmes et à se censurer les uns les autres — ce qui permettait de renforcer le pouvoir du régime autoritaire sur la communauté Internet même lorsqu’il était absent.

Zhifan Luo Zhifan Luo : « La censure, c’est comme une boîte noire. Le gouvernement ne fournit pas de liste de ce qui est permis ou non. »

Déchiffrer les règles

Zhifan Luo est membre de la communauté des adeptes de Danmei depuis l’adolescence. Elle dit avoir remarqué un changement dans le comportement de ses membres au cours des 10 dernières années depuis que le genre a gagné en popularité et que l’industrie chinoise du divertissement de masse l’a remarqué.

« Le régime de censure a commencé à porter attention à ce genre d’histoires romantiques entre hommes gais créées par des femmes pour les femmes parce que l’image qu’il donne de l’orientation sexuelle et de la masculinité est encore un sujet délicat en Chine », affirme-t-elle.

Au sein de la communauté a eu lieu une discussion animée sur l’adaptation télévisuelle possible d’une histoire bien-aimée des adeptes (les autrices ont protégé l’anonymat pour la sécurité des membres). Ceux-ci craignaient que le récit soit grandement altéré pour ne pas offenser les mœurs culturelles chinoises. Bien que la plupart des conversations en ligne révélaient les inquiétudes des fans concernant l’adaptation de l’œuvre originale, la professeure Luo soutient que « l’essentiel dévoilait la façon dont les gens interagissent avec le régime de censure. Ils essaient de vivre une vie normale malgré lui. Ils font avec. Ils le promeuvent même, parfois. »

À la base de cette relation trouble entre les utilisateurs des médias sociaux et le régime de censure délibérément opaque de l’État se trouve ce que les chercheuses appellent l’« imaginaire » de la censure : ce que les utilisateurs croient être les règles, la portée et les limites du régime, ce qui est permis ou non.

« La censure, c’est comme une boîte noire, observe Zhifan Luo. Le gouvernement ne fournit pas de liste de ce qui est permis ou non. Si cette liste existait, les gens trouveraient moyen de la contourner. La stratégie du régime est de ne donner aucun indice à ce sujet. Ainsi, les gens finissent par se censurer eux-mêmes — et souvent plus sévèrement que le ferait l’État. »

Les chercheuses ont observé que les utilisateurs tentaient de comprendre ce qu’étaient les paramètres du régime en imaginant ce que les censeurs de l’État allaient penser d’un certain commentaire ou argument. Ils spéculaient sur la psychologie des censeurs et fouillaient les sites Web du gouvernement pour trouver des indices. Dans le vif de certains débats anonymes en ligne, certains pouvaient même aller jusqu’à signaler un rival aux autorités pour violation présumée des limites acceptables.

« Les adeptes créent un système et des principes — un imaginaire social — de censure et les mettent en application, explique-t-elle. Ce système est lié à celui de l’État, mais distinct. »

Un mot chargé de sens

Zhifan Luo conclut en comparant cette réalité à l’émergence de la culture du bannissement dans les démocraties occidentales, que ce soit sur les campus, en ligne ou en milieu de travail. Elle dit aborder le sujet avec la même prudence.

« On retrouve des éléments similaires, mais je crois que le terme “censure” est surutilisé, explique-t-elle. Je pense qu’il faut réfléchir au rôle de l’individu dans la définition des limites de ce qui est approprié ou non, et au pouvoir qu’il confère aux puissances gouvernementales et aux médias sociaux. »

Lire l’article cité (en anglais) : « Participatory censorship: How online fandom community facilitates authoritarian rule »



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