Déchiffrer les règles
Zhifan Luo est membre de la communauté des adeptes de Danmei depuis l’adolescence. Elle dit avoir remarqué un changement dans le comportement de ses membres au cours des 10 dernières années depuis que le genre a gagné en popularité et que l’industrie chinoise du divertissement de masse l’a remarqué.
« Le régime de censure a commencé à porter attention à ce genre d’histoires romantiques entre hommes gais créées par des femmes pour les femmes parce que l’image qu’il donne de l’orientation sexuelle et de la masculinité est encore un sujet délicat en Chine », affirme-t-elle.
Au sein de la communauté a eu lieu une discussion animée sur l’adaptation télévisuelle possible d’une histoire bien-aimée des adeptes (les autrices ont protégé l’anonymat pour la sécurité des membres). Ceux-ci craignaient que le récit soit grandement altéré pour ne pas offenser les mœurs culturelles chinoises. Bien que la plupart des conversations en ligne révélaient les inquiétudes des fans concernant l’adaptation de l’œuvre originale, la professeure Luo soutient que « l’essentiel dévoilait la façon dont les gens interagissent avec le régime de censure. Ils essaient de vivre une vie normale malgré lui. Ils font avec. Ils le promeuvent même, parfois. »
À la base de cette relation trouble entre les utilisateurs des médias sociaux et le régime de censure délibérément opaque de l’État se trouve ce que les chercheuses appellent l’« imaginaire » de la censure : ce que les utilisateurs croient être les règles, la portée et les limites du régime, ce qui est permis ou non.
« La censure, c’est comme une boîte noire, observe Zhifan Luo. Le gouvernement ne fournit pas de liste de ce qui est permis ou non. Si cette liste existait, les gens trouveraient moyen de la contourner. La stratégie du régime est de ne donner aucun indice à ce sujet. Ainsi, les gens finissent par se censurer eux-mêmes — et souvent plus sévèrement que le ferait l’État. »
Les chercheuses ont observé que les utilisateurs tentaient de comprendre ce qu’étaient les paramètres du régime en imaginant ce que les censeurs de l’État allaient penser d’un certain commentaire ou argument. Ils spéculaient sur la psychologie des censeurs et fouillaient les sites Web du gouvernement pour trouver des indices. Dans le vif de certains débats anonymes en ligne, certains pouvaient même aller jusqu’à signaler un rival aux autorités pour violation présumée des limites acceptables.
« Les adeptes créent un système et des principes — un imaginaire social — de censure et les mettent en application, explique-t-elle. Ce système est lié à celui de l’État, mais distinct. »
Un mot chargé de sens
Zhifan Luo conclut en comparant cette réalité à l’émergence de la culture du bannissement dans les démocraties occidentales, que ce soit sur les campus, en ligne ou en milieu de travail. Elle dit aborder le sujet avec la même prudence.
« On retrouve des éléments similaires, mais je crois que le terme “censure” est surutilisé, explique-t-elle. Je pense qu’il faut réfléchir au rôle de l’individu dans la définition des limites de ce qui est approprié ou non, et au pouvoir qu’il confère aux puissances gouvernementales et aux médias sociaux. »
Lire l’article cité (en anglais) : « Participatory censorship: How online fandom community facilitates authoritarian rule »