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L’oeuvre de Leonard Cohen: des révolutions qui surgissent dans et par le langage

Extrait d’un ouvrage dirigé par Chantal Ringuet examinant l’oeuvre d’un grand auteur-compositeur-interprète de l’époque contemporaine
17 novembre 2016
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Par Chantal Ringuet



Les derniers mois furent particulièrement dévastateurs pour la communauté artistique, voyant des grands tel que Prince et David Bowie s’éteindre. Il y a environ une semaine, le monde apprenait le décès d’une autre légende, Leonard Cohen.

Chantal Rinquet, chercheure associée à la Chaire de l’Université Concordia en études juives canadiennes, a co-dirigé la compilation de l’ouvrage Les révolutions de Leonard Cohen, dont voici un extrait :

 

D’une révolution à l’autre, une œuvre signée Leonard Cohen


En septembre 2014, Leonard Cohen fêtait ses quatre-vingts ans. Deux mois plus tard, l’Institut européen Emmanuel Lévinas de Paris accueillait la journée d’étude « Leonard Cohen, baladin juif de notre époque», sorte d’hommage ayant permis de «mesurer l’enracinement “juif ” du poète et auteur compositeur [...], tant dans son œuvre que dans ses engagements publics ». Organisé en parte- nariat avec la Chaire en études juives canadiennes de l’Université Concordia à Montréal, cet événement fut un « moment intellectuel et original » alliant études comparées dans le domaine des humanités juives en France et au Québec et intermèdes musicaux produits par le compositeur et contrebassiste Jean-Claude Ghrenassia et ses musiciens. Comment la judéité de Cohen s’inscrit-elle dans son œuvre et son parcours artistique? Quelles en sont les formes d’expression particulières dans ses poèmes, romans et chansons? De quelle(s) manière(s) cet héritage juif qui tend vers l’universel a-t-il été transformé, et parfois oublié, tout en se mélangeant à de nombreuses influences externes? Quel fut l’accueil que la critique a réservé à l’œuvre littéraire et musicale de Cohen au Canada et en France? Telles sont quelques-unes des questions directrices qui ont animé les présentations des chercheurs.

Point de départ de ces réflexions, la «judéité» de Cohen puise dans une filiation de renom, celle des kohanim, les grands prêtres qui officiaient dans le Temple de Jérusalem; elle se nourrit des textes fondateurs du judaïsme, tout en s’articulant à une subjectivité masculine en proie aux tourments, au désespoir et aux grands déchirements de l’ère contemporaine. Certains événements de l’histoire juive récente se reflètent en effet dans ses écrits, dont l’immigration des masses juives en Amérique au début du XXe siècle, la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, la création de l’É́tat d’Israël et la guerre de Kippour. À̀ cela s’ajoutent un certain don de voyance et une intuition des catastrophes qui font, depuis longtemps, la signature de Leonard Cohen. En un sens, les paroles du prophète Jérémie semblent résonner à travers lui: « À̀ cause du désastre de mon peuple, je suis brisé. Je suis dans le noir; la désolation me saisit ». Car si l’œuvre de Cohen – voix, parole, poème, chant et danse – se fait tour à tour célébration du monde terrestre, expérimentation des sens, poétisation de la femme et exacerbation de l’amour, elle s’exerce aussi à la démesure. C’est ici que s’érige, peut-être, le paradoxe du « beau ténébreux » : à l’euphorie et à l’élévation succède inévitablement la chute du poète qui ne dispose d’aucun rempart contre lequel s’adosser. Entre le divin et l’humain subsiste un écart magistral, source de vertige ou vide mortifère : les prophètes hébraïques, tout autant que les philosophes grecs, l’ont bien saisi. Or c’est au cœur de cet abîme où se profilent tantôt les ombres de l’Hadès, tantôt le souffle créateur assurant la cohésion entre l’âme et le corps, que Cohen déploie une parole qui le tient sans cesse en mouvement.

Comment atteindre la ruach, terme désignant l’Esprit de Dieu (ou l’esprit capable de raison chez les Grecs), à savoir ce qui préexiste à l’âme comme au corps, dont il reste séparé? Si Cohen aspire à cette présence divine en l’homme qui constitue aussi le principe de son dépassement, c’est en renouant avec la pensée hébraïque, où le corps et l’âme ne forment pas des entités distinctes, qu’il trouvera un apaisement, voire une réconciliation. Selon cette tradition, la chair désigne non pas le corps, mais l’homme lui-même, c’est-à-dire l’humain. Le terme hébraïque nefesh, qui se rapporte à l’âme, condense cette double signification : organe de la respiration, il qualifie tout autant la personne envisagée sous l’angle du désir. Le livre d’Isaïe, celui que l’artiste préfère parmi les ouvrages de la Bible, en fournit un excellent exemple : « Et toute cette chair saura que je suis É́ternel ». Par contraste, la pensée bouddhiste dont il s’imprégnera à l’âge de la maturité prône que rien n’est éternel, toute chose conditionnée étant vouée à se transformer ou à disparaître. Chez celui que l’on a surnommé le « parrain de la tristesse » (godfather of gloom), l’influence de ces traditions philosophiques et religieuses à différents moments de sa carrière esquisse donc une quête, celle d’une vie spirituelle menant à la transcendance de la souffrance humaine ; en même temps, elle révèle l’un des nombreux paradoxes qui s’instituent au centre de sa vie et de son œuvre.
 

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On retrouve chez Leonard Cohen un remarquable concentré de ce qui fait l’âme du monde juif au fil de siècles d’exil, d’errance et de déchirements en Europe centrale et orientale. D’un côté, son œuvre abonde de thèmes puisés dans le folklore juif, la source biblique et talmudique et le judaï̈sme messianique ; de l’autre, elle se projette sans cesse vers le dehors, exprime une fascination pour l’ailleurs, telle qu’incarnée par les grands écrivains et philosophes occidentaux. À̀ lui seul, l’artiste et écrivain incarne tout cela et bien advantage : son œuvre est empreinte des malaises découlant de l’assimilation, de la perte de la religion traditionnelle, du désir d’échapper à un destin juif chargé de souffrances et de rémissions, et de la volonté de s’émanciper du poids des ancêtres et de la filiation d’Abraham. En même temps, elle se veut provocante et bien « de son temps », c’est-à-dire profondément ancrée dans une culture nord-américaine qui se situe, à plusieurs égards, en porte-à faux avec la culture juive polyglotte de l’Ancien monde. Tout en se faisant le miroir des contradictions qui forgent l’époque moderne, de certains événements historiques qui ont ébranlé le siècle dernier, des nombreux métissages résultant du choc des cultures et des sociétés en mutation, elle illustre une trajectoire singulière, où l’individu en proie à l’affliction, aux soulèvements et aux agitations de l’âme ne cesse de se réinventer par-delà l’origine, l’exil et la perte.
 

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Hineni, Hineni : « Je suis ici », chante Cohen dans son dernier album, You Want it Darker. Que deviendra Montréal sans Leonard Cohen? C’est la question déchirante à laquelle nous sommes confrontés depuis son grand départ, le 7 novembre dernier. 

 

 



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